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l'ascétisme monastique au haut Moyen Âge. Pierre-André Bizien

30 juin 2006

introduction

Au commencement du monachisme est la vocation de solitude. Né en Orient sur la terre d’origine du christianisme, le phénomène monastique se répand en Occident en parallèle avec la progression de l’évangélisation. C’est donc au sein de l’Empire Romain qu’il s’organise initialement. Renonçant à tous leurs biens comme il est écrit dans l’Évangile, des groupes d’individus se retirent dans le désert afin de vivre dans la solitude une vie de contemplation, de jeûnes et de renoncements. Synonyme d’érémitisme, ce premier monachisme est strictement individuel et aucune organisation structurelle ne le contrôle. Atteignant la Gaule dès le IIIe siècle, le phénomène va connaître un développement rapide et original. C’est donc à partir de ces prémices et jusqu’à la fin de la dynastie carolingienne, soit tout au long du haut Moyen Âge, que nous nous proposons d’appréhender le monachisme gaulois par le biais de sa manifestation principale, les comportements ascétiques. Phénomène mixte, nous allons nous attacher à l’analyser selon les deux sexes. Équivoque et pluriforme, il convient dans un premier temps d’établir une approche sémantique du concept d’ascétisme.

Génériquement, celui-ci s’apparente à une méthode morale qui consiste à domestiquer les besoins humains et les penchants naturels par des exercices pratiques d’ordre physique ou spirituel. Dans l’optique monastique chrétienne, la somme de ces exercices a pour but substantiel de rapprocher le moine de Dieu. Tributaire d’une acception très large, la notion d’ascèse se prête difficilement à une définition scientifique satisfaisante. Seule la somme de précisions chronologiques et géographiques d’ordre contextuel permettent de circonscrire le terme dans une optique historienne. Sa tonalité scientifique n’est ainsi envisageable que dans la mesure ou il n’est pas employé seul, mais conjugué à d’autres termes à connotation socio-historique, tels monastique, chrétienne, colombanienne, féminine… La juxtaposition de ces termes au mot ascèse et leur ajout cumulatif renforce la tonalité scientifique indispensable à l’abord historique de la notion. Il nous est donc possible d’appréhender l’ascèse monastique, plus légitimement l’ascèse monastique mérovingienne ou carolingienne, et plus légitimement encore l’ascèse monastique mérovingienne masculine ou féminine. Employé isolément, le concept d’ascèse n’a donc pas de portée scientifique. Nous le conjuguerons donc systématiquement aux autres termes génériques qui caractérisent notre domaine d’étude, l’histoire du haut Moyen Âge en Gaule associée à l’éclairage anthropologique.

Afin d’approcher une identification satisfaisante et exhaustive de l’ascétisme monastique pratiqué en Gaule au haut Moyen Âge, il est nécessaire dans un tout premier temps d’étayer progressivement la notion d’ascèse jusqu’à la faire coïncider à celle qui nous importe.

De manière générale, l’ascèse consiste à résister à ses besoins autant qu’il est possible en les étouffant par des exercices divers. L’étymologie du mot grec est obscure. Homère l’emploie pour exprimer l’idée d’un travail artistique. Dans la République de Platon, le terme désigne l’effort méthodique, l’application prolongée. Il caractérise le comportement de l’élève d’un maître de gymnastique. Cette idée se transmet jusque chez St Paul pour qui l’idée d’ascèse s’exprime par des termes issus du langage athlétique. Ainsi parle-t-il d’athlètes de Dieu. De ces sources nous pouvons donc extraire l’idée selon laquelle l’ascèse est un athlétisme spirituel qui exalte par là même la notion de performance. Ce culte de la performance se retrouve comme nous le verrons dans les exercices des premiers chrétiens orientaux, Syriens ou Egyptiens, ainsi que dans ceux des moines celtes qui auront conjointement une certaine influence sur le monachisme mérovingien. Cette conception pionnière de l’ascèse chrétienne, partiellement présente en Gaule, se confond avec la notion de mortification. Celle-ci peut être entendue comme une suite d’exercices à dominante corporelle et physique visant la prouesse performative. L’aspect morbide et sanglant y occupe une place substantielle. Ce type d’ascèse littérale, spirituellement pauvre, est historiquement plus pittoresque que scientifique. Il prête le flanc à la recension anecdotique, travers épistémologiquement stérile depuis la tradition historiographique des Annales. Nous nous efforcerons donc de l’éviter. Cependant, loin de la justifier par des arguments d’une complaisance coupable, l’évocation rapide de quelques exemples semble nécessaire au souci d’exhaustivité relative de notre étude. De même, l’appréhension du monachisme mérovingien ne peut faire l’économie, pour être complète, de tels exemples dont il s’est partiellement inspiré avant le grand mouvement de réforme monastique carolingien, tout spécialement au sein de ses propres marges, c’est-à-dire dans les milieux érémitiques.

Il conviendra de dévoiler les mécanismes de contournement de la norme et de son application stricte tels que la multitude de stratégies de négociation face à l’autorité hiérarchique et charismatique des abbés . Nous tâcherons d’expliciter les différentes stratégies de salut mises en place par les moines et qui s’insèrent au sein d’un capital ascétique toujours fluctuant. D’autre part, parallèlement à l’emprise croissante de la norme bénédictine sur les monastères gaulois, nous relèverons le processus progressif de domestication de l’ascétisme ainsi que les stratégies de résistance qui lui sont opposées. Enfin, nous analyserons le processus du comportement ascétique principal des moines, à savoir la prière. Dialogue dissymétrique de nature spirituelle et induisant une dialectique de l’échange entre l’orant et Dieu, elle s’incarne dans des postures concrètes et vectrices d’un infra langage symbolique. Nous aborderons prudemment les règles de cette grammaire spirituelle dont les ressorts résistent largement à l’investigation historique, mais qui s’avère déterminante dans l’appréhension de l’économie du symbolique qui sous-tend les comportements ascétiques des moines et des moniales.

Malgré les multiples emprunts au vocabulaire conceptuel sociologique et anthropologique, notre analyse s’insère au sein d’une entreprise historique et d’un cadre contextuel structuré par la chronologie. Ainsi, ce qui distingue l’étude de l’historien de celle du sociologue, c’est sa dimension diachronique. Autrement dit, comme le soutient Claude Lévi-Strauss, il n’y a pas d’histoire sans dates . Aussi avons-nous été vigilants à ne pas sombrer dans l’écueil d’une analyse thématique qui consisterait à ne traiter la question des comportements ascétiques que sous un angle théorique et synchronique. Nous nous sommes donc appliqués à ne pas dissocier notre propos du cadre chronologique au sein duquel il s’insère.

Étant donné que l’histoire ne cesse d’emprunter des concepts aux disciplines voisines, notre démarche doit inclure tous les matériaux analytiques qui puissent contribuer à son développement. Dans cette perspective, nous avons été particulièrement attentifs au recours que constituent les appareils conceptuels anthropologiques et sociologiques. De même, le recours à l’archéologie s’est avéré déterminant à plusieurs reprises.

La compréhension historique de l’objet étudié, ici l’univers monastique, induit l’absence de préjugés partisans. Si leur totale absence est une chimère que l’historien contemporain se doit de reconnaître, il n’est certes pas inutile d’envisager, à la suite d’Henri-Irénée Marrou, la compréhension historique comme amitié. Il est cependant nécessaire d’y ajouter, de manière paradoxale, la compréhension historique comme distance et recul, alchimie dont découle la tonalité critique impérative à tout travail d’historien.

Concernant les comparaisons incontournables entre moines et moniales que notre étude se chargera d’expliciter, on sera tenté, à l’instar de Pierre Bourdieu, d’y faire peser systématiquement l’ombre de la domination masculine. Nous verrons à ce titre que la réalité concrète a souvent le défaut d’être plus complexe, et qu’une guerre des sexes serait vraiment de trop dans une société suffisamment saturée de conflits. Nous nous garderons également de prêter une attention trop zélée envers la dialectique du  dominant-dominé , fertile concept au demeurant binaire donc peu complexe.

Deux difficultés structurelles affectent le sujet de notre étude:

-La première réside dans le fait que l’histoire du monachisme se trouve au confluent de l’histoire économique, de l’histoire politique, de l’histoire culturelle et de l’histoire spirituelle. Cette situation fait peser le risque d’une certaine confusion analytique, que nous tenterons d’éviter en conjuguant prudemment ces différentes dimensions. Les afférences économiques liées au quotidien monastique seront rattachées aux logiques ascétiques. En effet, Il ne s’agit pas de tomber dans une perspective marxiste du sujet qui accorderait trop de place à l’élément économique. Le danger d’une lecture matérialiste du réel serait ici fatal pour l’appréhension du sujet.

-La seconde est liée à l’abstraction constitutive des comportements ascétiques. De la prière, l’historien ne peut pas connaître le plus intime, les pensées, les désirs et les sentiments qui la sous-tendent. Il peut seulement en reconstituer l’expression extérieure ainsi que les stratégies qui l‘affectent. La dimension invisible est le lieu ou se situe l’abîme qui nous sépare des sociétés mérovingiennes et carolingiennes pour qui le divin, l’invisible, est une réalité fondamentale et incontournable. C’est ici que se pose le problème épistémologique majeur pour l’historien: non pas agréer mais prendre en compte cette spécificité anthropologique majeure du haut Moyen Âge.

Afin de conduire notre recherche, nous avons choisi d’aborder les quatre points suivants:

-La consistance plurielle de l’ascétisme mérovingien.

-La clôture, qui incarne la dimension spatiale de l’ascétisme.

- la confrontation des normes régulières et de la législation conciliaire au travers de laquelle nous mesurerons l’écart séparant l’idéal monastique véhiculé par les législations diverses, de la réalité concrète des comportements monastiques.

-Enfin, l’englobement progressif des comportements ascétiques dans la liturgie et la prière, corrélatif au délaissement de leur dimension mortificatoire.

Ces pistes suivies nous amèneront à soulever un certain nombre de questions fondamentales, comme l’existence ou non d’un caractère agonistique entre les règles en Gaule, ou encore l’hypothèse d’une éventuelle corrélation entre unification politique et unification normative.

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30 juin 2006

I-l'origine du monachisme gaulois

I- L’ascèse monastique mérovingienne, essence et origine plurielle du cénobitisme gaulois.

De par sa position géographique, située au carrefour du monde celtique et des pays méditerranéens, la Gaule mérovingienne constitue le point de rencontre d’une multitude de règles normatives et de courants ascétiques. La synthèse de ces influences spirituelles se condense progressivement sous la forme de quelques règles cénobitiques dont la première à s’imposer nettement sur une partie du territoire est celle de Colomban au VIIe siècle1. Spirituellement limitée, l’essence ascétique du monachisme colombanien privilégie le corps comme réceptacle des stratégies punitives. La règle bénédictine se superpose dans un premier temps à la législation colombanienne puis s’impose officiellement dès l’époque carolingienne comme l’unique législation normative dispensée au sein des monastères gaulois. Outre ces deux règles, une multitude de traditions monastiques s’inspirent d’autres courants comme celui de Cassien et du monachisme provençal, comme celui de Césaire d’Arles avant tout pour les moniales ou encore comme celui de Martin qui repose sur un ascétisme oral de nature charismatique. L’unité spirituelle gauloise semble donc fictive, du moins jusqu’au IX e siècle. Aucune règle n’est suivie dans son intégralité, les coutumes monastiques compilent, mélangent et interprètent plusieurs normes. Le résultat toujours unique de ces mélange constitue le seul vrai type de règle suivi en Gaule: la regula mixta. Cependant, une prédominance bénédictine s’impose officieusement dès avant l’arrivée des Pippinides au pouvoir, promouvant un ascétisme de nature très spirituelle et une pédagogie comportementale s’appuyant sur une certaine finesse psychologique2.

Genèse du monachisme gaulois.

Importé d’Orient ou s’illustrent dans le désert des anachorètes aux pratiques ascétiques particulièrement rudes et dont le moine Égyptien Antoine est le plus emblématique1 , le phénomène monastique atteint la Gaule romaine dès le IIIe siècle sous sa forme la plus désordonnée, l’érémitisme2. Ce premier monachisme n’est encore au début du Ve siècle qu’un mode de vie: ascétisme, solitude, macérations diverses d‘ordre physique et spirituel. Il ne se démarque pas encore nettement de l’existence érémitique. Le bâtiment monastique n’est qu’un abri précaire, regroupement de cabanes en bois, d’excavations naturelles ou de huttes. Les fondations se font alors dans la plus grande anarchie, ne subissant aucun contrôle, par décision individuelle sans autorisation hiérarchique. Après un démarrage lent, l’expansion du monachisme en Gaule connaît une accélération jusqu’en 475-5003 suivie d’une explosion aux VI e et VIIe siècles. Cette courte période, la fin du Ve siècle, voit la nature profonde de la vie monastique se modifier, passant alors d’un premier monachisme charismatique4 aux prémices d’un nouveau monachisme, régulier.5 Ainsi pouvons-nous affirmer que le Ve siècle constitue une période de transition6 déterminante. Les deux premières traditions monastiques gauloises proviennent de deux régions différentes: le monachisme Martinien s’ancre autour de la Loire, et le monachisme Lérinien est d’origine méridionale.

-Le monachisme Martinien.

C’est en 361 que saint Martin de Tours fonde le premier monastère gaulois à Ligugé près de Poitiers7. A l’origine, une communauté d’anachorètes se regroupent autour de Martin dans des cavités rocheuses. En 375, après avoir été élu évêque (371), il crée un second monastère, Marmoutier (maius monasterium)1.

Son ascèse est centrée sur la pauvreté, l’austérité et la prière. Il impose à ses disciples la communauté des biens, le repas commun, mais dispense du travail manuel comme ascèse, si l’on excepte les plus jeunes disciples qui s’adonnent à la copie de manuscrits.

Martin couche à même la cendre sur une banquette de pierre dans une grotte.

Les monastères dont la discipline est affiliée à st Martin sont réglés non pas sur une règle écrite, mais avant tout sur le charisme et l’exemple ascétique de Martin. Ainsi, comme à Marmoutier, il n’y est pas question de travail manuel. Cette interdiction du travail manuel au profit de l’activité de prière se rattache au phénomène carolingien d’abandon progressif du travail manuel au profit de l’activité spirituelle et liturgique. Dans cette perspective, nous pourrions avancer que l’ascèse s’incarnant dans le travail manuel constitue une longue parenthèse entre le premier monachisme gaulois et le cénobitisme carolingien.

Les monastères qui se rattachent à la tradition Martinienne sont localisés principalement au nord du Regnum Francorum, dans les régions septentrionales de la Gaule, plus dépourvues de règles fixes et strictes qu’en Gaule méridionale. D’autre part, le monachisme Martinien incarne une certaine hésitation entre vie individuelle et vie collective qui triomphe réellement avec l‘influence bénédictine. Il semble que la frontière entre l‘érémitisme et le cénobitisme soit, du moins jusqu‘au VIIe siècle, largement théorique. En effet, il apparaît clairement, à l’exemple de Marmoutier, que dès ses origines le monachisme gaulois conjugue la solitude individuelle à la solitude collective. Réunis pour la prière et pour les repas, les moines retrouvent quotidiennement dans les cavernes qu’ils se sont creusées l’isolement qu’ils y sont venus chercher. Ils s’écartent du monde plutôt qu’ils ne s’en éloignent: la vie monastique n’est qu’une retraite intermittente plus ou moins fréquemment arrachée à leurs obligations séculières2. Leur existence se développe sur un double plan comme celle de Saint Martin lui-même, à la fois évêque et moine.

S’il est possible qu’un monachisme soit né en Gaule avant saint Martin, et malgré le caractère spéculatif de ce postulat, nous pouvons avancer qu’il revêt une forme érémitique et anarchique. L’implantation la plus ancienne de ce monachisme hypothétique serait l’Auvergne1. ((Ivan Gobry, de st Martin à st Benoît, Fayard, Paris, 1985)).

-Le monachisme méridional:

Honorat, un jeune ascète issu de l’aristocratie Gallo-romaine et désireux d’imiter les premiers anachorètes orientaux, trouve comme désert une île dans la baie de Cannes, Lérins. Il y fonde une institution cénobitique vers 4102 . Très rapidement, ce lieu devient le centre monastique le plus influent au Ve siècle. L’ascèse qui y est préconisée est de type oriental et subit l’influence dominante des pères Égyptiens et Syriens comme Pacôme et Basile.

Cassien, moine de Lérins revenant d’Orient, veut réformer la « torpeur gauloise »3 par la discipline égyptienne.

Il y rapporte une conception ascétique austère dont il synthétise les valeurs dans ses conférences. Il prend exemple sur les textes monastiques orientaux qui, avant tout, font de l’impassibilité une vertu fondamentale de l’ascète. La vie de saint Antoine, qui passe pour le modèle de toutes les hagiographies de moines, en a fixé les traits4. Ce monachisme provençal, implanté sur un territoire initialement christianisé5 , remonte progressivement vers le Nord de la Gaule par le biais de réseaux monastiques.

Les effectifs monastiques gaulois.

Il est difficile d’évaluer le nombre des moines aux premiers siècles du cénobitisme gaulois.

Bien que toute enquête chiffrée sur le monachisme soit vouée à l’imprécision,1 il nous est cependant possible d’obtenir des ordres de grandeur. On peut déceler, au-delà des exemples individuels que nous fournissent les hagiographies, un phénomène social se caractérisant par une véritable « épidémie de vocations »2. On assiste à une augmentation très lente du nombre des monastères jusque vers l’an 400, puis sensiblement plus rapide durant le premier quart du Ve siècle. La même allure, constamment ascendante se poursuit durant la période qui va de 425 à 475. Puis à partir de 475, le nombre de monastères s’accroît encore plus sensiblement.

Dès le VI e siècle la densité monastique est importante dans la région de Tours, là ou s’étend encore le rayonnement charismatique du monachisme Martinien. Sainte-Croix à Poitiers compte à la mort de Radegonde (587) environ 200 moniales3. Les communautés groupant une centaine de religieux ne sont pas rares. A Marmoutier, il y a environ 80 frères à l’époque de St Martin4 . Le monastère de Lanconne en compte 150 à la fin du Ve siècle5 La Baume6 groupe 105 moniales7, et le monastère jurassien de Leunianus en compte 608 . Nous pouvons identifier environ 200 monastères en Gaule à la fin du VI e siècle9. C’est peut-être la moitié voir le tiers des centres cénobitiques alors existants qui nous sont aujourd’hui connus10.

En 830, le monastère de st Germain des Prés compte 120 membres et celui de Saint Denis en compte 150.

En 850, le monastère féminin de Notre Dame de Soissons compte 216 moniales. 130 hommes travaillent à leur service11.

-Effectifs des établissements monastiques.

Concernant les effectifs des établissements monastiques, environ 220 monastères sont fondés en Gaule jusqu‘à la fin du VIe siècle. Au VIIe siècle, on peut en ajouter 3201, beaucoup de monastères du VI e et VIIe siècle sont urbains, comme le monastère Ste Marie de Radegonde à Poitiers. On en compte 80 à 90 dans le Nord de la Gaule, 70 à 80 dans le sud.

Les abbayes féminines jouent un rôle énorme dans le grand mouvement de fondations monastiques de la basse vallée de la Seine à l’époque mérovingienne. Vers la fin du VIIe siècle, leur nombre est à peu près égal à celui des abbayes masculines. Cependant nos connaissances à leur propos sont limitées du fait des destructions corrélatives aux raids Vikings du IXe siècle2.

Composition sociale des monastères gaulois:

Originairement issus de souche aristocratique, les moines Gaulois proviennent de toutes les couches sociales à partir de l’émergence du phénomène de monachisme de masse qui se développe dès la fin du Ve siècle. Ce qui engendre, comme nous allons le voir, un certain nombre de problèmes d’ordre disciplinaire.

Il a toujours existé de mauvais moines, et leur trace est relatée jusque dans les hagiographies3 . Il faut mettre à part ceux qui deviennent moines plus ou moins malgré eux: les oblats dont l’existence en Gaule est attestée dès la fin du IV e siècle4: Césaire d’Arles admet dans son monastère des enfants de 7ans. Il faut aussi mentionner les relégués que les caprices de la politique conduit provisoirement ou définitivement vers le monastère et dont le nombre augmente sensiblement au cours du VI e siècle5. Cette relégation est aussi une peine ecclésiastique1.

Selon un résumé schématique, nous pourrions constater que le statut social des fondateurs de monastères évolue au cours du haut Moyen Âge en Gaule. Si jusqu’au VI e siècle les fondations sont imputables à des moines qui pérégrinent2, à partir des règnes des fils de Clovis les souverains et les aristocrates prennent le relais, obéissant à des stratégies politiques3, des stratégies économiques, étant donné qu’au haut Moyen Âge, la richesse provient du capital foncier. Dans cette perspective, Les fondations monastiques constituent une stratégie de contrôle et de captation de l’espace, principale source économique4.

Mais ils obéissent aussi à des stratégies de salut5 .

La division politique de la Gaule mérovingienne favorise la diversité des normes ascétiques suivies au sein des monastères6. Ainsi, jusqu‘au VII e siècle, il est possible d’avancer qu’il existe autant de règles que de monastères.

Malgré ce constat de diversité, certains éléments du monachisme gaulois comprennent une dimension générique:

tous les moines gaulois sont édifiés par des lectures saintes mettant en scène des personnages bibliques, des saints et avant tout le Christ, premier modèle à imiter. Ces lectures, déclamées à divers moments de la journée, encouragent les comportements mimétiques7 .

Il existe sept grandes ascèses de base d’origine biblique:

-l’aumône8

-le jeûne

-la prière1

-le travail2

-la lecture de l’Écriture

-l’abstinence (continence) d’où dérive la chasteté

-l’ascèse la plus radicale: le martyre3

Le chrétien parfait, c’est le martyre4

Il convient de se pencher sur la plus emblématique de ces ascèses, le jeûne.

Le jeûne:

Le jeûne est le premier des exercices de mortification corporelle.

On distingue toute une gamme de jeûnes divers pratiqués par les moines mérovingiens. Les moines carolingiens observent un jeûne plus monolithique et relativement souple, inspiré par la tradition bénédictine.

On distingue:

- la monophagie, ou le fait de se nourrir une seule fois par jour.

-la xénophagie,5 c’est-à-dire le fait de ne se nourrir qu’au pain et à l’eau.6

La monophagie est donc une ascèse concernant la quantité de nourriture, tandis que la xénophagie est une ascèse concernant la qualité de la nourriture. Nous en déduisons donc que les moines mérovingiens sont astreints à deux types de jeûne: le jeûne quantitatif et le jeûne qualitatif.

Pour Cassien, le jeûne revêt un sens spirituel et non littéral. Il implique la priorité du jeûne de l’âme sur celui du corps, soit l’abstinence du péché plutôt que la restriction alimentaire.

Bien que le message évangélique ne fasse aucune distinction entre les aliments et qu’il impose, au contraire, de les accepter tous comme un don de la Providence, le renoncement à la viande est quasi-unanime au sein du monachisme gaulois. Il faut y risquer une explication anthropologique: pour la société gauloise chrétienne, la viande comporte une tonalité charnelle, donc sexuelle et ainsi assimilée au mal1.

Si les ermites gaulois se nourrissent de plantes sauvages par prédilection2, l’alimentation cénobitique gauloise est elle aussi avant tout végétarienne, même si les sources hagiographiques mérovingiennes et carolingiennes sont « pleines de moines carnivores »3 . Obsédée par son refus de la viande, la culture monastique est obligée de trouver des aliments de substitution. Ainsi finit-elle par élaborer des stratégies diététiques et gastronomiques très sophistiquées revenant à contourner l’esprit d’ascèse originel qui proscrit la viande.

Les règles monastiques, y compris la règle bénédictine, interdisent la consommation de viande. Ainsi:

« Quant à la viande des quadrupèdes, tous s’abstiendront absolument d’en manger, sauf les malades très affaiblis »4.

De même, « On ne mangera jamais de viande »5.

L’examen macroscopique des dentures d’une partie de la communauté monastique de Landévennec6 révèle une absence presque constante de caries sur les incisives7 . Cette absence 8, que l’on peut se risquer à étendre à la majorité des communautés monastiques du Regnum Francorum résulte des conditions chroniques du jeûne. En effet, la principale source de sucre au haut Moyen Âge étant le miel9 , les moines semblent en avoir été épargnés du fait de leur alimentation à base de légumes, de pain et de soupes.

L’ascétisme préconisé par la règle bénédictine en matière de nourriture est relativement doux: « Nous croyons qu’il suffit à toutes les tables pour le repas quotidien, qui ait lieu à sexte ou à none, de deux plats cuits, (…) et s’il y a moyen d’avoir des fruits ou des légumes tendres, on ajoutera un troisième. Une livre de pain bien pesée suffira pour la journée»1. Après la Pentecôte jusqu’aux Ides de septembre les moines vivant au sein de monastères bénédictins jeûnent deux jours par semaine, le mercredi et le vendredi en ne prenant plus qu’un seul repas à None. Ils s’accoutument ainsi au rythme de l’hiver2.

Dans les monastères bénédictins,durant le carême le jeûne se durcit et l’unique repas est servi après l’office de vêpres, après 18h.

Concernant le jeûne, Radegonde ne se nourrit que de racines et de plantes potagères sans huile et sans sel.3 Des jeûnes excessifs résultent plusieurs symptômes4, dont certains entravent paradoxalement l’exercice normal du reste des comportements ascétiques exigés5 .

En ce qui concerne l’eau, elle n’en boit pas même « deux setiers6 pendant tout le jeûne du carême »,  « Aussi souffrait-elle d’une telle soif que, dans l’aridité de sa gorge desséchée, ‘est à peine si elle pouvait lire un psaume »7 .Antoine jeûne parfois jusqu’à quatre jours de suite 8.

Aux marges du monachisme gaulois: l’érémitisme ou l’ascétisme sauvage

Comme il a été vu, à l’origine, alors que les seules règles écrites se trouvent en Orient, les seules formes de monachisme présentes en Gaule dérivent de l’érémitisme. Corrélatif à l’absence totale d’organisation structurante, il se répand de manière anarchique et n’obéit à aucune règle précise. C’est pour cette raison principale qu’il prête le flanc aux interprétations les plus radicales de la philosophie des évangiles.

-Lieux d’érémitisme.

Pratiquant leur mode de vie ascétique au sein d’un climat tempéré, les ermites gaulois adaptent à leur environnement la notion de désert1 en se retirant au sein de forêts, de grottes ou de zones marécageuses inhospitalières qui leur donnent un équivalent ascétique aux zones arides des ermites orientaux. La Gaule septentrionale, couverte de forêts et de terrains marécageux 2, offre aux ermites des espaces particulièrement propices à ces attentes3.

-Typologie des ermites gaulois:

Il existe de nombreux types de reclus qui, en Gaule comme ailleurs, s‘inspirent de leurs précurseurs orientaux4.

Certains anachorètes s’isolent dans des cages ou restent perchés sur des arbres. Certains restent debout en équilibre sur une jambe en plein soleil ou reposent couchés sur des fourmilières. Tous jeûnent. C’est en effet le jeûne qui constitue l’ascèse fondamentale et la plus commune à tous les moines Gaulois. C’est le trait d’union ascétique, avec la prière, entre ermites et cénobites.

Parmi toutes ces sortes d‘ermites, on peut distinguer:

-Les ermites hésychastes, qui sont des ermites s’imposant un silence absolu et perpétuel en s’interdisant toute communication verbale avec qui que ce soit.

-Les ermites subdivales, qui s’enferment dans une cabane sans toiture, subissant les caprices du temps au rythme des saisons.

-Les ermites stationnaires, qui se posent un jour entier n’importe ou, debout, immobiles sans s’accroupir ni se coucher la nuit.

-Les ermites stylites, qui reposent des années au sommet d’une colonne dans la nature. Il convient cependant de préciser que la Gaule n’en connaît qu’un seul. Il s’agit d’un Lombard, Wulfilaic, qui au cours du VI e siècle s’installe des années sur une colonne d’un ancien temple de Diane dans la région des Ardennes à Carignan1.

-Enfin, l’infinie majorité des ermites qui, reclus au fond de grottes, de forêts ou de bois marécageux, s’adonnent à la contemplation et aux prières selon des modalités qu’ils s’imposent eux-mêmes sans qu‘il ne soit possible de les classifier sous formes génériques archétypales.

L’ascétisme extrême:

Les vitae nous fournissent d’innombrables exemples de pratiques ascétiques poussées jusqu’à l’extrême. Ainsi à Bourges, saint Amand passe quinze ans de réclusion au fond d’une cellule, vêtu d’un cilice, couvert de cendres et « broyé » par les jeûnes et la faim2.

Les pratiques de mortification corporelle utilisées au sein des monastères gaulois sont très variées. De nombreux instruments comme la discipline, le cilice, les ceintures de fer ou autres croix armées de pointes sont utilisés. C’est le fouet qui prédomine, surtout au sein des monastères provençaux 3. « qui aime son fils lui prodiguera le fouet »4 , « Si, pour une faute quelconque, quelqu’un doit recevoir la discipline du fouet, on ne dépassera jamais le nombre légal de coups, c’est-à-dire 39 »5 .

Cette conception de l’ascèse comme mortification corporelle conçoit le sang comme moyen d’accès à Dieu.

La coutume d’aller pieds nus, soit habituellement, soit pendant un temps prolongé ou dans des circonstances déterminées, est adoptée par de certains ascètes. Elle est souvent imposée comme acte de pénitence. Ce type d’ascèse, la gymnopédie, est une pratique relativement officieuse qui n’est pas systématisable à tout le monachisme gaulois. En effet, la Vita Radegundis nous rappelle qu’ « alors que toutes les moniales étaient encore endormies, Radegonde nettoyait et graissait les chaussures et les rapportait à chacune »1.

Si l’ascétisme monastique féminin semble plus modéré et moins corporel que celui des moines, il convient cependant de nuancer ce postulat. Certaines traces historiques, rares et sujettes à caution2 , attestent l’existence d’un ascétisme féminin très corporel et sanglant: une fois moniale, la reine Radegonde pratique toutes sortes d’ascèses dont certaines confinent à la mortification extrême3 . Ainsi, « Une fois, pendant le carême, elle attacha à son cou et à ses bras trois cercles de fer4 qu’on lui avait apportés, puis, y passant trois chaînes, elle les serra si étroitement autour de son corps que ses chairs tendres se boursouflant s’incrustèrent dans le dur métal »5. Soulignons qu’en portant des fers, Radegonde se ravale au rang d’esclave, symbole extrême d’humilité. Mais ce n’est pas tout: « De même une autre fois, elle donna l’ordre de fabriquer une lame de laiton en forme du monogramme du Christ. Cette lame rougie au feu dans sa cellule, elle se l’applique si profondément à deux endroits du corps que sa chair fut entièrement brûlée »6.

Le danger de tous ces exemples d’ascétisme extrême, érémitique avant tout7, est le repliement exagéré sur soi-même débouchant sur un individualisme étroit contradictoire avec l’esprit évangélique que les ascètes sont sensés imiter. Il fait encourir à ses adeptes le danger d’un amour-propre excessif, et il induit le désir de battre des records pouvant aboutir, comme en Orient, à des « concours d‘ascétisme » . L’ascèse n’étant pas un but mais un moyen, l’ascétisme extrême dévoie son sens originel.

Un autre principe: la regula mixta:

Le concept de regula mixta est ambigu. Plutôt que de l’utiliser pour désigner uniquement la règle bénédicto-colombanienne il serait plus pertinent de l’employer dans un sens plus large et moins précis: en effet, la plupart des fondations monastiques mérovingiennes sont régies par des associations diverses de coutumes inspirées de toute une gamme de règles écrites . Les abbés qui en sont les véritables aménageurs s’inspirent aussi du fonctionnement des monastères voisins. Chacun élabore donc une règle originale et singulière, pas toujours mise par écrit1 , ce qui accroît le caractère équivoque de la norme. Concernant la règle suivie par chaque communauté, le monolithisme doctrinal est donc un concept anachronique à l’époque mérovingienne. Le fondement même du monachisme gaulois repose avant tout sur la parole charismatique du père spirituel2 à ses disciples3. Au-delà de toute règle, c’est donc avant tout la parole de l’abbé qui constitue l’autorité prescriptive essentielle.

A l’intérieur de chaque région, les règles sont souvent proches en raison des grandes influences d’idées mutuelles corrélatives au fait que les fondateurs appartiennent aux mêmes réseaux familiaux, aux mêmes parentèles ou aux mêmes sphères aristocratiques. Ainsi, les fondations monastiques en Hainaut sont exclusivement pippinides. On peut citer en exemple l’abbaye de Maubeuge dont l’abbesse, Aldegonde, est en contact avec de nombreux religieux de la région: Amand, Ursmer, Subne de Nivelles mais aussi Waudru et Madelgaire. Les échanges d’idées favorisent donc l’inspiration mutuelle des règles monastiques au sein des régions géographiques soumises à une influence politique unique. L’influence bénédictine ne s’exerce pas encore uniformément au VIIe siècle sur le monachisme gaulois. Ainsi, comme à Nivelles, la succession abbatiale à Maubeuge n’est pas conforme au principe bénédictin de l’élection: c’est la nièce de la première abbesse qui lui succède. D’autre part, les règles ne sont jamais fixes et tombent parfois en désuétude comme à Notre Dame de Salles en Hainaut.

La regula mixta s’impose donc comme principe au sein des monastères gaulois, au nord comme au sud. Cependant, deux normes cénobitiques, s’affirment plus particulièrement, et ce de manière conjointe dans un premier temps:

la règle bénédictine1 et celle de Colomban2 se mêlent plus qu’elles ne se concurrencent, malgré le primat bénédictin, quasi constant. Ainsi à Corbie vers 700 l’abbé Erembert fait progressivement prévaloir la règle bénédictine sur l’observance des usages colombaniens. L’abbaye de Jumièges abandonne la règle colombanienne pour la règle bénédictine à partir du premier tiers du IXe siècle.

30 juin 2006

II-la clôture

II- La clôture, oscillation spirituo-matérielle d’un principe ambigu

Concrètement, le principe de clôture est plus supposé qu’imposé au haut Moyen Âge. Il apparaît jusqu’à l’époque carolingienne comme une limitation de la mobilité monastique, limitation qui se radicalise en interdiction à partir du IX e siècle. Le principe de la clôture monastique subit donc une évolution progressive qui aboutit à la modification de son sens. De spirituelle du Ve au VIII e siècle, elle devient matérielle à partir de l’emprise politique des Pippinides sur le Regnum Francorum1. Initialement abstraite, elle prend un sens concret à l’opposé de l’évolution de la notion d’ascétisme qui, de concret, littéral et formaliste parfois encore à l’époque mérovingienne, devient abstrait et nettement spirituel dès le VIII e siècle. S’il convient de nuancer ce constat qui n’a de pertinence que dans la tendance qu’il souligne, il est légitime d’émettre une hypothèse: l’affinement spirituel de l’ascétisme gaulois à partir du VIII e siècle ne résulte-t-il pas du sacrifice de la liberté de mouvement des moines? En d’autres termes, la clôture n’incarne-t-elle pas de manière de plus en plus évidente l’ascétisme incarné dans l’espace?

Un certain nombre d’éléments contextuels limitent et tempèrent les affirmations précédemment énoncées. En premier lieu, il convient de rappeler que « l’inventeur » de la clôture matérielle est Césaire d’Arles, dont l’action pastorale et les écrits se situent en pleine période mérovingienne. D’autre part, les récentes fouilles archéologiques menées sur le site du monastère mérovingien de Hamage révèlent l’existence d’une double clôture matérielle ceinturant les bâtiments claustraux (E. Louis, les fouilles de l‘abbaye de Hamage, in Clovis, histoire et mémoire, pp.843-866), ce qui limite le constat de l’absence de clôture spatiale jusqu’au VIII e siècle.

Approche sémantique.

Etymologiquement ambigu, le sens de la notion de clôture1 recouvre plusieurs acceptions dont le seul lien se situe dans l’idée de restriction et de séparation. Les interprétation qui en sont faites au sein des traditions monastiques oscillent donc entre l’abstrait et le concret, le spirituel et le matériel en raison de la carence initiale de précision du terme2. Les premières législations cénobitiques orientales3 ne conçoivent pas de séparation radicale entre les moines et les femmes, principe qui semble avoir survécu en Gaule à l’époque mérovingienne. Ils ne préconisent à leur égard que le principe de discrétion4 . Il s’agit de limiter les contacts avec le monde, ou, selon une interprétation plus restrictive, de limiter les contacts avec l’autre sexe5.

On distingue différents types de clôture:

-la clôture active, qui empêche le moine de sortir.

-la clôture passive, qui empêche au « laïc » d’entrer6.

Mais aussi:

-la clôture matérielle7 , elle prend son essor dès la fin du VIII e siècle sous la dynastie carolingienne8.

-la clôture spirituelle.

-la clôture naturelle9 .

Césaire d’Arles, inventeur de la clôture matérielle.

Si le caractère matériel de la clôture monastique devance Césaire, celui-ci est le premier à en faire le pivot majeur de sa règle en faisant de la claustration la base ascétique préalable à tous les autres exercices spirituels qu’il exige de ses moniales.

Évêque d’Arles dès 503, il rédige une règle des vierges sur une période d’une vingtaine d’années (512-534). En 515, il obtient du pape Hormisdas une garantie canonique pour sa fondation. Concernant la clôture, la règle est péremptoire: une fois entrée dans l’enceinte du monastère, la moniale ne peut plus en sortir. Césaire accumule sur ce point les mises en garde. L’axe de la règle se focalise sur la chasteté des moniales. Elle constitue la première vertu ascétique de la législation.

Césaire d’Arles est le premier à réellement distinguer les moniales en tant que sexe. Contrairement à certaines thèses affirmant que le cénobitisme ne distingue pas les moines en tant que sexe1, Césaire établit clairement la différence: « Dans les monastères féminins, de nombreux usages apparaissent différents de ceux des moines »2. Cependant, effectivement, si ce les moniales sont chez lui plus spécifiquement concernées par la clôture et la claustration que les hommes, la notion de stabilitas s’applique théoriquement néanmoins à tout le cénobitisme gaulois sans distinction de sexe. A partir de l’époque carolingienne, la matérialisation de la clôture et le durcissement de l’interdiction de sortir de l’enceinte étend cette préoccupation césairienne au cénobitisme gaulois dans son ensemble.

Contrairement au postulat selon lequel le monachisme véhicule une idéologie ségrégative vis-à-vis des moniales3, la réalité semble plus nuancée. La volonté d’accentuer la réclusion pour les femmes émane de raisons pragmatiques, comme la volonté de lutter contre les rapts4 et le spectacle attirant de grosses concentrations de femmes.

Une clôture originale: le cas de Hamage.

La carence quasi complète de vestiges monastiques avant le IX e siècle en Gaule réduit l’utilité potentielle des travaux archéologiques pour la recherche historique corrélative au cénobitisme du haut Moyen Âge. D’autre part, lorsqu’un site monastique est découvert, les fouilles se concentrent généralement sur l’église tout en délaissant le périmètre alentour. Il faut ajouter à ces entraves l’habituelle destruction des sites originels causée par le cumul des constructions et réaménagements architecturaux postérieurs. A ce titre, le cas du monastère armoricain de Landévennec est emblématique1. Cependant, certains sites, pour diverses raisons, échappent à ce constat. C’est le cas du monastère de Hamage, dont les vestiges ont fait l’objet de récentes fouilles2 . Situé en Gaule septentrionale à mi-chemin entre Douai et Valenciennes3, il voisine la bordure de la rive droite de la Scarpe4 . Le site, très plat, s’élève à une hauteur de quinze mètres d’altitude. Faut-il y déceler la volonté spirituelle de fonder un monastère en hauteur afin d’induire symboliquement une vocation céleste? Cette éventualité demeure hypothétique. Très marécageux5, le site reste encore très humide et la remontée hivernale de la nappe phréatique interdit les fouilles six mois par an6.

Les données historiques relatives au monastère sont rares et relativement tardives. Elles sont essentiellement tirées d’un diplôme de Charles le Chauve7 et de la Vita Rictrudis8. Vers 625-639 Gertrude, jeune veuve aristocrate d’Artois, fonde sur ses biens un monastère féminin à Hamage autour d’une église Saint-Pierre sur les conseils de saint Amand. Peu après, celui-ci fonde à Marchiennes9 un monastère d’hommes à l’aide d’autres biens issus du même patrimoine familial. « Vers 636-639, après la mort de son mari Adalbad, petit fils de Gertrude, Rictrude prend le voile et se retire avec ses quatre enfants à Marchiennes qui devient progressivement un monastère double »10 On déduit clairement de ces épisodes la stratégie familiale de contrôle de ces fondations.

Les fouilles11ont mis au jour, parmi d’autres débris, des fragments de gobelets ayant appartenu aux moniales1. Quatre d’entre eux portent un graffito tracé à la pointe sèche. On peut ainsi lire sur l’un des fragments un anthroponyme féminin d’origine germanique: Aughilde2 . D’autre part, on peut aussi lire une inscription à boire: Mitte plino (remplis à ras bord!)3. Ce détail prend ici une très grande importance. En effet, l’atmosphère existentielle volontiers hédoniste qu’il laisse suggérer paraît entièrement paradoxale à l’esprit ascétique sensé caractériser le quotidien du monastère. Sans céder au principe d’une déduction pavlovienne, nous pouvons en nous appuyant sur ce fragment de gobelet, émettre un doute sur l’uniformité du climat ascétique austère au sein des monastères gaulois. Cet indice renforce le constat de la grande diversité d’application des normes ascétiques à l’époque mérovingienne.

Hamage semble avoir été un monastère de dimensions réduites4 .

Les fouilles ont permis de retrouver les restes d’une clôture matérielle, mais qui n’enserrait que les bâtiments réguliers5 . En ce qui concerne les bâtiments de type fonctionnel6 , ceux-ci ont été localisés en périphérie du site7. Eux aussi se trouvent enserrés au sein d’une clôture matérielle8. Le monastère de Hamage, contrairement à la plupart des établissements cénobitiques gaulois édifiés à l’époque mérovingienne, se trouve ceinturé par deux clôtures de type matériel. Parmi les vestiges enfouis dans le sol ou retrouvés dans les fossés figurent de nombreux débris de bois9. Un grand bâtiment de bois construit dès la seconde moitié du VII e siècle reposait sur des poutres horizontales de 15 à 20cm de section, reposant à même le sol. De nombreux poteaux de bois entaillent le sol au niveau du tracé des parois de l’édifice10. Ils semblent correspondre à des poteaux porteurs ou à des renforts ponctuels, ce qui induit le caractère relativement fragile des cloisons du bâtiment. L’espace intérieur du monastère comporte une surface centrale longue de huit mètres au côté de laquelle s’étendent une dizaine de cellules très exiguës11. Des latrines jouxtent la paroi sud du bâtiment1. Ces divers indices suggèrent le caractère résidentiel du bâtiment2. Parmi les activités manuelles des moniales qui y vivent, nous pouvons évoquer le tissage et le filage si l’on s’appuie sur les broches de tisserands, les aiguilles et les agrafes de vêtements retrouvées sous le sol3.

Les fouilles révèlent donc que le site de Hamage constitue une modeste fondation féminine privée, au regard de l’exiguïté des lieux et de la qualité très sommaire des murs de bois. On peut être surpris par l’existence d’une double clôture matérielle, qui annonce les temps carolingiens. En ce qui concerne le matériau de construction, essentiellement le bois, le monastère s’insère dans la norme des édifices de l’époque. Le renseignement le plus substantiel réside dans la découverte du gobelet sur lequel est gravée l’inscription mitte plino. En effet, une telle formule ne correspond pas à l’atmosphère ascétique austère qui devrait caractériser un monastère de moniales. L’explication à cet intriguant paradoxe réside peut-être dans la chronologie: au VI e siècle, le monachisme gaulois n’est pas encore unifié sous la norme bénédictine4, et reste très divers dans ses manifestations.

Circuits monastiques.

Les moines gaulois circulent au travers de circuits monastiques et le cénobitisme n’est pas, loin s’en faut, synonyme de stabilité, du moins en période mérovingienne. Ainsi, les moines aquitains se déplacent fréquemment en direction des monastères septentrionaux du regnum francorum. Par exemple, Hildemarque, moniale aquitaine, est appelée pour diriger le monastère de Fécamp5. 6 Originaire d’Aquitaine, saint Amand pratique la peregrinatio pour évangéliser les populations païennes7. C’est la Gaule du Nord qu’il choisit pour prêcher8.

Même les moniales circulent:

Avant d’adopter la règle de Césaire dans son monastère sainte Croix de Poitiers, Radegonde entreprend vers 570 un voyage à Arles en compagnie de l’abbesse Agnès pour mieux connaître cette règle.

De même, Jean de Réomé traverse la Gaule afin effectuer un « stage » de 18 mois au monastère de Lérins pour en étudier la discipline.

Au VIIe siècle encore, les pérégrinations de moines à la recherche de règles et de préceptes normatifs nouveaux subsistent. Philibert, formé au monastère de Rebais, entreprend un long périple en Gaule et en Italie pour étudier comparativement les règles monastiques avant de fonder Jumièges en 654 ou il finit par placer le monastère sous la règle de Colomban1.

Les règles circulent donc avec les moines, corrélativement au processus d’évangélisation qui s’opère par la peregrinatio2.

D’ailleurs les règles semblent reconnaître implicitement ce principe: la règle bénédictine accorde une tolérance de trois sorties du monastère avant que le moine en soit exclu3.

Ainsi, les changements de monastère sont courants et s’opèrent facilement malgré les interdictions. Il suffit d’examiner la vie de quelques saints célèbres pour se rendre compte qu’ils ne cessent de passer d’un monastère à l’autre. On peut évoquer le cas de Saint Avit qui s’enfuit du monastère de Menat avec Saint Calais à l’insu de leur abbé pour se rendre au monastère de Micy près d’Orléans. Puis il le quitte pour en fonder un nouveau dans le Perche. Saint Lubin le rejoint après avoir quitté son propre monastère.

Autre exemple de circulation en dehors du monastère4, celui des moines de Fontenelle. L’abbaye, que Wandrille dirige jusqu’à sa mort en 668, est située au cœur d’une région marécageuse sur les rives de la basse Seine. Les moines sont astreints aux travaux de défrichage et d’assèchement des marécages5.

La clôture féminine, un enjeu qui transcende l’espace monastique.

L’état de moniale ne diffère pas diamétralement du type de vie d’une partie de la population féminine. En effet, nombre de vierges ou d’autres femmes vivent chez elles dans le siècle une vie de réclusion faite de prière, de jeûnes et de contemplation. C’est par exemple le cas d’Aldegonde, avant son entrée au monastère1. La clôture féminine n’est donc pas exclusivement un enjeu monastique.

La vie ascétique des moniales est un prolongement de la vie des femmes vouées à Dieu qui demeurent dans le siècle, cloîtrées non pas dans un monastère mais chez elles. Elles y pratiquent une vie ascétique avant tout contemplative et difficilement détaillable. Cependant, certaines hagiographies, comme la vita Aldegundis, en fournissent une idée substantielle: « Un jour comme elle2 était dans le secret de la chambre de sa maison et qu’elle priait toutes portes fermées »3.

Ainsi, l’idéal monastique féminin ne s’applique pas que dans le monastère. Il concerne les femmes avant même leur réclusion. Fortunat écrit au sujet de Radegonde avant même qu’elle soit moniale: « On disait d’elle au roi qu’il avait pour épouse une moniale plutôt qu’une reine »4.

-Le cas critique des veuves:

Le statut social critique des veuves implique la nécessité de nouvelles protections que certaines trouvent au sein des monastères5. Placées en dessous des vierges dans la hiérarchie des états féminins en Gaule mérovingienne comme en Gaule carolingienne, elles doivent élaborer de nouvelles stratégies de protection de statut, dont la profession de viduité1 semble être la plus emblématique. Celle-ci implique de vouer son veuvage à Dieu et officialise le changement de vie de la veuve. Cette stratégie de protection sociale ouvre sur deux possibilités:

-La vie cénobitique.

-la vie consacrée chez soi.

Ce deuxième choix stratégique semble régulièrement se heurter au soupçon social. La législation conciliaire interdit progressivement aux veuves vouées à Dieu de continuer à vivre chez elles et leur impose la réclusion au sein des monastères, qui devient obligatoire à l’époque carolingienne. Ce durcissement est très net à partir du IX e siècle. En cas de choix de vie cénobitique, qui mute en imposition, la conversion religieuse se traduit par un changement de vêtement, et dès lors l’engagement ne peut se dénouer qu’à la mort, conformément à la suite des conciles qui rappellent que les veuves qui ont fait profession de vie religieuse et de pénitence ne peuvent annuler leur engagement. Le capitulaire de Clotaire II (614) donne déjà force de loi à cette mesure et sanctionne les contrevenantes à l’exil et à la perte de leurs biens. Le concile de Losne (673-675) instaure la mesure selon laquelle les veuves peu soucieuses de chasteté doivent être cloîtrées de force au sein d’un monastère.

Si donc, comme nous venons de voir, le début de l’époque mérovingienne laisse encore aux veuves des choix stratégiques ouverts en matière de protection sociale malgré le durcissement des conciles, il semble que dès le VII e siècle cette relative liberté s’amoindrisse et que, par ce biais, la proportion des vocations monastiques féminines par choix s’amoindrisse. La veuve gauloise s’inspire des nombreux modèles bibliques voués à l’imitation: Anne, Sarepta, Noémi, Ruth, Judith ou Déborah. D’autre part les Vitae fournissent nombre de modèles édifiants de veuves vouées à Dieu comme Clothilde, veuve de Clovis. Dans la plupart de ces Vitae les techniques d’ascèse des veuves sont stéréotypées2 et sont régulièrement lus aux moniales afin de favoriser le phénomène de mimétisme. 

Le cas des monastères doubles.

Certains monastères sont doubles. Ils comprennent à la fois hommes et femmes, strictement séparés par une clôture matérielle. La plupart de ces monastères, qu’il serait inapproprié d’appeler mixtes1 sont dirigés par une abbesse, et plus généralement par la communauté féminine. Cependant, les hommes ont parfois leur propre abbé, qui exerce l’autorité à l’intérieur de l’enceinte masculine2. Ces monastères doubles apparaissent dès le VIe siècle.

Au VIIe siècle, Waudru et Aldegonde, deux sœurs issues de l’aristocratie neustrienne, fondent chacune dans la province du Hainaut un monastère double. La sœur aînée, Waudru, fonde le monastère de Mons entre 655 et 6603.

Aldegonde, la sœur cadette, fonde le monastère de Maubeuge quelques années plus tard, entre 660 et 665. Ici encore, la communauté est double et les hommes y tiennent une place secondaire. Leur rôle consiste à assurer le service liturgique de la communauté et à effectuer une large part du travail manuel nécessaire à l’entretien du monastère4, certaines moniales étant astreintes aux taches ménagères subsidiaires.

Nous pouvons donc affirmer que de telles institutions, si contradictoires avec la notion radicale de clôture qui commence à se répandre dès Césaire d’Arles, ne doivent leur existence qu’à la stricte séparation des tâches et des attributions de chaque sexe. Contrairement au postulat selon lequel le cénobitisme mérovingien ignore encore la distinction des sexes, les femmes et les hommes étant astreints aux mêmes types de travaux ascétiques5, il semble donc au contraire que cette distinction soit bien prégnante dès l’époque mérovingienne.

D’autres monastères connaissent ce type de fonctionnement spécifique, comme sainte Marie de Laon, Nivelles ou Chelles. Ces trois dernières fondations sont exclusivement établies par des moniales puisant sur leurs biens propres, et aucun abbé n’est ici subordonné à l’autorité de l’abbesse.

Dans tous ces monastères, les moines sont au service des moniales pour la liturgie, les travaux pénibles et les tâches administratives. Ce cas de subordination masculine invalide partiellement, ou du moins relativise le stéréotype sociologique bourdivin présentant la domination masculine comme phénomène anthropologique générique et structurel aux sociétés d’honneur1.

Ce type d’institution disparaît au 9e siècle, lorsque les moines sont remplacés dans ces fonctions par des chanoines.

Proche du concept de monastère double, il se peut que deux établissements soient fondés presque simultanément et à peu de distance l’un de l’autre pour accueillir l’un des hommes et l’autre des femmes. C’est le cas de Logium, monastère féminin, fondé dans la foulée de l’abbaye de Fontenelle, monastère masculin. Dans ce cas, les deux communautés sont distinctes juridiquement et il s‘agit de monastères autonomes2.

-Structure des bâtiments monastiques.

Bâtis majoritairement en bois jusqu’au VII e siècle3, les monastères mérovingiens comprennent au minimum une abbatiale et une église funéraire.

Leurs dimensions souvent étroites jusqu’au VIIIe siècle sont rarement définitives. Les extensions progressives au fil des siècles restructurent l’espace4 continuellement. Dès lors, le principe d’une enceinte semble problématique.

De nombreux monastères sont dotés de plusieurs lieux de culte attestant l‘importance ascétique des activités de prière. Ainsi, l’abbaye féminine de Montivilliers, dans le diocèse de Rouen, possède quatre églises. Le monastère de Pavilly en compte cinq, réparties autour des bâtiments conventuels. Malgré ces caractères spécifiques, à l’époque mérovingienne, une importante confusion demeure entre monastères féminins, maisons de veuves ou de vierges, ce qui induit le caractère relativement anarchique du bâti comme l’improbabilité fréquente d’une clôture matérielle.

Il faut attendre la fin de l’époque carolingienne pour que la structure des bâtiments monastiques suivent un canon de construction stable, incarné par le plan du monastère de saint Gall et la naissance du cloître.

La clôture naturelle.

Fréquemment, les monastères gaulois utilisent la nature en guise de clôture. Dès lors, la question de la construction d’une enceinte matérielle ne se pose pas. Ce type original de clôture permet la circulation monastique de par son caractère poreux.

La règle de Tarnant laisse sous-entendre l’existence d’une clôture naturelle constituée par le cours d’eau qui borde le monastère. Ainsi, « On ne se permettra pas de prendre une barque pour passer sur l’autre rive sans ordre de l’ancien.»1 Si clôture matérielle il y a, c’est ici sous forme d’un cours d’eau. Cet exemple, s’il n’est pas systématisable à tous les monastères mérovingiens, illustre pour un grand nombre d’entre eux le concept de clôture matérielle: c’est avant tout une barrière naturelle, donc perméable.

De plus, la sentence « Personne ne se permettra de manger ni de boire hors du monastère »2 induit des activités relativement régulières à l’extérieur du monastère.

De même, il n’y a ici pas d’interdiction: « Lorsque vous êtes à l’extérieur, puisque cela ne vous est pas interdit… »3

Tous les monastères situés dans la région du Hainaut sont fondés à proximité de forêts qui forment des limites naturelles commodes et tiennent lieu de clôture naturelle.

On peut aussi citer le cas de l’île de Lérins qui utilise la mer en guise de barrière naturelle 4, c’est aussi le cas de l’île de Friard.

Les emplacements géographiques sur lesquels sont fondés les monastères se prêtent parfois à des préoccupations ascétiques. Ainsi, le monastère de Fontenelle, à proximité de la basse Seine, est établi dans une zone marécageuse que les moines défrichent et assèchent quotidiennement. Les massifs forestiers leur garantissent une clôture naturelle. Ici, la tonalité ascétique est donc plus manuelle qu’intellectuelle et spirituelle, particularité qui ne se rencontre plus qu’ambrionairement à l’époque carolingienne. Souvent, le lieu d’implantation revêt certaines particularités géographiques faisant référence à des thèmes bibliques: un site surélevé peut représenter un rapprochement vers Dieu, les défrichements de forêts comme à Fontenelle peuvent évoquer l’extirpation du mal et des ténèbres, l’existence de ruines 1 symbolise la fragilité du monde séculier. Mais les vicissitudes temporelles influencent, malgré le principe idéal de la clôture, le quotidien monastique. Ainsi, des cas de déménagements de monastères et d’abandon du site primitif pour un nouvel emplacement évoquent implicitement les impacts exogènes que font peser les événements politiques conjoncturels2 . On peut citer de multiples cas de déménagements de sites , comme ceux de Mons, Maubeuge, Crespin ou Maroilles.

L’idéal de la clôture monastique présuppose une autarcie rigoureuse, qui reste tout au long du haut Moyen Âge relativement utopique. Cependant, certains signes matériels attestés par l’archéologie ou les sources hagiographiques témoignent de cette volonté d’autarcie. Ainsi, les monastères mérovingiens comportent fréquemment un puits, comme l’atteste l’examen de certaines vitae. La vita Radegundi nous informe que la moniale Radegonde « tirait l’eau du puits et la distribuait dans des récipients »3.

Au final, même les législations qui décrivent pourtant des pratiques idéales semblent reconnaître implicitement le déplacement des moines. Leur seule véritable moyen de contrôle réside dans la limitation de ces sorties et dans la distinction de sorties légales et de sorties illégales. Ainsi, les sorties sont avant tout soumises à l’autorité de l’abbé:

« un frère qui est envoyé pour une commission quelconque »4.

Si cette autorisation est contournée, les normes se radicalisent à cause de la transgression du principe d’autorité de l’abbé, principe exigé jusqu’à la papauté5. Ainsi Grégoire le Grand évoque l’anecdote selon laquelle un moine qui, sorti du monastère afin de rejoindre ses parents, avait été foudroyé par la mort faute d’en avoir demandé la permission auprès de son abbé6.

Généralement, la condition de sortie est l’accompagnement des moines entre eux.

Ainsi la norme mérovingienne semble être proche de ce que préconise Macaire: « Si, pour les besoins du monastère, des frères doivent sortir par deux ou trois… »1. Seule la législation pénitentielle semble être claire et distincte concernant ce problème.

Les manquements à la clôture sont réprimés, spécialement s’ils occasionnent des contacts avec les femmes2 .

Toute la gamme d’interdictions et d’entraves à la circulation des moines a donc une consistance normative fluctuante. ces entraves peuvent résulter de préoccupations coutumières pragmatiques, d’interdictions plus ou moins laxistes ou de défense stricte et péremptoire, comme au sein du monastère féminin de Saint Jean d’Arles fondé par Césaire.

Pour finir, les nombreux liens économiques qui unissent les monastères à la société et qui induisent donc une certaine ouverture, contredisent le principe de la clôture monastique. L’abbé n’est pas exclusivement occupé par la direction spirituelle de sa communauté. Il est lié au siècle par ses liens amicaux, les réseaux économiques du monastère, ou même par ses devoirs militaires, qui relativisent l’idéal d’une clôture étanche et d‘une autarcie radicale. Ainsi peut-on évoquer, de manière emblématique, la convocation à l’ost de l’abbé de Saint-Quentin au début du VIIIe siècle (804-807)3.

30 juin 2006

III- la polarité bénédicto-celtique

III- Entre modèles normatifs et législation conciliaire, la polarité bénédicto-celtique.

Transcendant les diverses prescriptions normatives, les comportements ascétiques gaulois s’insèrent au sein d’une économie spirituelle échappant aux règles auxquelles elles s’articulent. Les moines entretiennent un capital ascétique fluctuant basé sur la qualité d’observation des vertus cénobitiques principales. Un système de stratégies de contournement des normes s’organise au cours des siècles, aboutissant au grand désordre du VII e siècle, précédant les réformes carolingiennes. Les conciles constituent une résistance d’ordre juridique face à ces abus qu’ils reconnaissent en les condamnant. Le caractère répétitif de leurs interdictions traduisent l’impuissance relative face aux déficits ascétiques réguliers des communautés. Conjuguant violence physique et violence symbolique, leur stratégie répressive n’est qu’une facette de leur rôle véritable: celui-ci réside avant tout dans l’établissement de normes ascétiques minimales corrigeant le caractère utopique des règles monastiques. C’est au travers de leurs canons que se mesure en filigrane l’écart entre les comportements ascétiques réels des moines et leurs modèles normatifs.

Trois vertus ascétiques fondamentales:

Obéissance, silence, humilité.

La norme bénédictine consacre trois chapitres sur les vertus fondamentales à cultiver: obéissance, silence et humilité1. On note que le silence vient en 2e place devant l’humilité.

Par ailleurs, la norme Colombanienne considère l’obéissance comme la première des vertus monastiques2. Elle doit être « inconditionnelle et sans bornes »3. Pratiquer cette vertu, c’est se conformer à l’imitation du Christ qui a obéi au Père jusqu’à la mort sur la croix.

Les manquements à l’autorité de l’abbé semblent particulièrement graves, comme en témoigne la tradition hagiographique relative à saint Amand: le moine Chrodebaldus avait un jour été chargé par Amand de trouver des chariots pour rapporter le vin à l’usage des moines1. Contestant l’autorité de son abbé, il préfère rentrer au monastère sans accomplir cette tâche. C’est alors que la justice divine le frappe de paralysie sur le chemin du retour.

-L’humilité constitue le comportement ascétique le plus emblématique préconisé par la norme bénédictine, qui en distingue douze degrés. Elle est poussée aussi loin que possible, et s’incarne avant tout dans l’obéissance absolue à l’abbé, rejoignant ainsi l’une des préoccupations majeures de la norme colombanienne. Ainsi, Bathilde, reine de Neustrie reléguée dans le monastère de Chelles, se comporte telle une servante soumise face aux moniales qui l’entourent et accomplit en silence toutes les tâches ménagères auxquelles elle est astreinte, y compris les plus contraignantes2. De même, la reine Radegonde est une moniale dont l’ascèse consiste avant tout dans les tâches dérivant de l’humilité. Ainsi, « quand la table était dressée, elle apportait l’eau chaude, leur lavait la face, les ongles et les ulcères »3.

-Le silence, préoccupation constante des normes cénobitiques, est la condition nécessaire, sinon de la contemplation 4, du moins de l’ordre disciplinaire, préoccupation prépondérante au sein des établissements accueillant de nombreux effectifs. Cette vertu ascétique est donc porteuse à la fois d’une dimension spirituelle et d’une composante d’ordre pragmatique et contingente. Bien que le laxisme hiérarchique envers le chahut monastique varie selon les monastères, les règles établissent un degré de tolérance minutieusement détaillé: la norme bénédictine stipule qu’il est permis de prendre la parole au conseil pour donner son avis5 et pour exposer ses fautes6. Le silence est recommandé mais il n’est imposé qu’après complies7ce qui laisse entendre qu’il n’est pas vraiment acquis dans les heures précédentes. Dans ces moments licites, « il ne faut pas dire de paroles vaines ou qui portent à rire », « il ne faut pas aimer le rire trop fréquent ou trop bruyant » 1. Plutôt que le silence, la norme bénédictine prône plus précisément le laconisme 2.

Au réfectoire ou l’on n’entend que le lecteur, il est requis de ne rien demander si ce n’est « par quelque son ou quelque signe, plutôt que par la parole »3.

Idéalement, la seule bonne alternative au silence est le chant et la psalmodie des offices. Tenus au silence, les moines développent dès lors des stratégies de langage originales basées sur le langage des signes.

L’ascèse bénédictine repose sur des principes éthiques de base:

« Ne pas faire à autrui ce qu’on ne veut pas qu’on nous fasse »4, « châtier le corps, ne pas rechercher les plaisirs, aimer le jeûne »5, « se rendre étranger aux actions du monde »6, « ne pas accomplir l’acte qu’inspire la colère »7, « ne pas rendre le mal pour le mal »8, « aimer ses ennemis »9.

Ces principes éthiques, largement contradictoires par rapport à la société mérovingienne, vindicative et violente, revêtent un caractère d’autant plus ascétique10 au sein des monastères gaulois. En effet, la capacité des moines à résister au climat social vindicatif et agonistique qui les entoure ne paraît pas systématiquement garantie. Outre la législation conciliaire qui laisse paraître au travers de multiples canons l’existence de ce type de comportements au sein de nombreux monastères, l’archéologie nous fournit des éléments de confirmation de ce constat.

L’examen des dentures de la communauté monastique du monastère de Landévennec11 nous révèle un certain nombre de renseignements sur le climat ambiant qui affecte le quotidien des moines1.

Par le recours à l’observation macroscopique des organes dentaires prélevés sur les restes osseux des moines, un certain nombre de constats s’imposent.

De fait, les restes osseux des moines de Landévennec présentent de nombreuses pathologies buccales liées à leur environnement2. En effet, l’examen dentaire décèle chez certains sujets des traumatismes d’origine violente ayant entraîné la perte de dents3. L’origine des coups portés est-elle due aux châtiments corporels pratiqués dans le monastère? Cette hypothèse semble peu probable. Cependant, l’éventualité de chocs résultant d’altercations physiques entre moines paraît possible si l’on relativise l’étanchéité de la structure monastique face à la violence structurelle de la société gauloise. Si l’on accorde crédit à cette hypothèse qui s’appuie sur un argumentaire anthropologique4, l’écart qui sépare le climat ascétique préconisé par les normes monastiques de la réalité quotidienne concrète semble important, ce qui rejoint l’hypothèse que suggère l’examen des différents canons conciliaires.

Une particularité ascétique de la Gaule septentrionale: les pénitentiels celtiques.

Le système de la pénitence tarifée naît dans les monastères celtes et anglo-saxons au début du 6e siècle. Il s’implante progressivement en Gaule par l’intermédiaire de missionnaires venus des îles, comme Colomban et ses disciples. A l’instar de la règle bénédictine, ils révolutionnent les comportements ascétiques gaulois en substituant au principe de la pénitence publique le concept de pénitence privée.

Les livres pénitentiels se présentent sous la forme de listes de péchés accompagnés de tarifs d’expiation. Ils incarnent la quintessence de l’esprit ascétique du monachisme celtique, quasiment synonyme de mortification corporelle, littérale et pavlovienne5.

A ce titre, ils s’approchent de l’esprit de performance physique de l’ascétisme oriental des premiers moines chrétiens. Ils regorgent de punitions corporelles spectaculaires, dont le caractère mathématique et standardisé diverge largement de la conception bénédictine de l’ascèse, souple, moins corporelle et plus abstraite.

Ainsi, le moine se rendant coupable d’une pollution nocturne volontaire doit se lever et chanter sept psaumes. Le jour suivant, il est tenu de jeûner au pain et à l’eau, à moins qu’il ne remplace son jeûne par le chant de trente psaumes. Des commutations ascétiques sont donc possibles pour les pénitences: la prière peut se substituer au jeûne. Ainsi, un jeûne de deux jours peut être remplacé par la récitation de 100 psaumes auxquels s’ajoutent 100 génuflexions, ou bien par 1500 génuflexions et sept cantiques. De même, un jeûne fixé à un an peut être remplacé par l’ascèse consistant à passer trois jours dans le caveau d’un moine solitaire sans nourriture ni boisson ni sommeil. Ici, la distance entre la norme et la réalité concrète de la punition semble évidente, et suggère par là même le caractère utopique et idéal d’une part importante des pénitentiels celtes qui s’appliquent en Gaule.

Leur apogée au niveau de leur influence en Gaule se situe entre le milieu du 6e siècle1 et le milieu du 9e siècle, après le règne de Louis le Pieux. Ils affectent donc factuellement le monachisme mérovingien et le monachisme carolingien, à ces deux réserves près que ce dernier minore l’influence de l’ascèse d’inspiration celtique au profit de l’héritage bénédictin et que le succès de cette conception ascétique en Gaule est globalement limité à la partie septentrionale tout au long du VII e siècle.

Citons un cas concret: le pénitentiel de Bobiense est un recueil d’inspiration colombanienne d’origine franque. Sa sévérité est encore plus prononcée que son modèle celtique. L’extrémisme ascétique qu’il renferme s’assimile au concept de la mortification performative proche de celle des premiers moines égyptiens et syriens. Ainsi, il aggrave la punition en cas de pollution nocturne volontaire et le chant de 30 psaumes exigé le jour suivant ne remplace pas le jeûne mais s’y ajoute. Nous remarquons ici que la souplesse avec laquelle les monastères gaulois reçoivent et interprètent leurs règles n’aboutit pas nécessairement à la tempérance, mais parfois à la radicalité. Ce phénomène est cependant marginal et tributaire de la carence structurelle d‘organisation au sein du monachisme mérovingien.

La prière n’est pas négligée par les pénitentiels. Elle s’y incarne avant tout sous forme de psaumes, ce qui illustre leur importance et leur prédominance sur la place de la prière personnelle, qui est ici minorée. Cependant, si la prière devient rapidement une pénitence habituelle et normative, ce n’est qu’au titre de peine de substitution. Le catalogue des péchés et de leurs sanctions ne constitue pas la totalité du dispositif pénitentiel, mais sa partie la plus marquante. Elle concerne en Gaule un courant du monachisme mérovingien1, encore désordonné, et prêtant ainsi le flanc aux conceptions littérales de l’ascèse, volontiers corporelle.

Désordres monastiques:

Des conflits surgissent parfois entre la communauté monastique et l’abbé, traduisant des stratégies de résistance et d’opposition collective face à l‘autorité hiérarchique. Les stratégies de négociation mises en place pour retrouver l‘équilibre nécessaire à la vie monastique aboutissent parfois à des impasses. Ces phénomènes accidentels ne sont pas rares. Les sources hagiographiques regorgent de telles situations. Au VI e siècle, l’abbé Germer est mal accueilli par les moines de Pental. L’un d’eux aurait planté un couteau dans son lit pour qu’il se blesse lorsqu’il viendrait se recoucher après l’office de nuit. Ainsi, il finit par abandonner sa charge et se retire dans une grotte. Ici, le rapport de force tourne à l‘avantage de la communauté, contrairement à l‘impression biaisée que donne la lecture des législations, au sein desquelles l’abbé semble toujours intouchable et omnipotent. Les rapports agonistiques entre l’abbé et la communauté sont donc ouverts à la négociation, étant donné la relative équivalence de poids des parties. Autre exemple, Philibert, abbé du monastère de Rebais, impose une discipline trop exigeante à sa communauté monastique. Il doit finalement abandonner sa place et se retirer.

De même, Austreberte, abbesse de Jumièges2au milieu du VIIe siècle, impose une discipline ascétique qui finit par lui aliéner une partie de la communauté, si bien qu‘elle doit quitter le monastère avec 25 moniales, et part s‘installer au monastère de Pavilly, au nord-ouest de Rouen.3 Ce refus des ascèses trop exigeantes, perçu au travers de ces exemples, peut trouver une explication dans le fait qu’une bonne part des candidats au monachisme le sont pour des raisons intéressées, sans parler des oblats et des relégations forcées. La vocation monastique, en effet, est presque une notion anachronique4 qu’il convient de mettre entre parenthèses.

D’autre part, les problèmes récurrents d’autorité de l’abbé ou de l’abbesse sont perceptibles au travers de plusieurs détails. On peut par exemple douter de l’exercice efficace d’une autorité directe concernant la moniale Eusébie, qui succède à l’âge de douze ans à la fondatrice de Hamage, Gertrude5.

Quant à certains abbés, ils manquent d’autorité, comme Romain au VI e siècle.

La plupart du temps, les cas de désobéissance sont individuels. Ainsi, par exemple,

Leubovère, l’abbesse qui succède à Radegonde à sainte Croix, se voit opposer deux moniales révoltées, Chrodielde et Basine6.

Tous ces désordres monastiques induisent un climat régulièrement conflictuel entre l’abbé et la communauté, contrairement à l’image qu’en donnent les normes monastiques. La législation conciliaire se fait l’écho indirect de ces réalités implicites, qui nécessitent un constant rééquilibrage du pouvoir hiérarchique de l’abbé. Outre les stratégies de négociation qui s’avèrent constantes, la garantie de l’autorité abbatiale passe par l’établissement idéal d’un véritable système panoptique qui concerne avant tout, mais pas exclusivement, les monastères de Gaule septentrionale s’inspirnt de la norme colombanienne.

L’idéal panoptique.

Les règles monastiques qui s’appliquent en Gaule en s’inspirant du modèle celtique des pénitentiels7 ne se contentent pas de pénaliser l’inobservance des ordres de l’abbé, mais élargissent la sanction au domaine de la « qualité » de l’observance. En d’autres termes, il s’agit désormais non pas simplement de punir selon le « fait » ou le « non fait », mais selon le « bien fait » ou le « mal fait ».

Ces coutumes monastiques « élargissent le champ de l’illicite »1 en sanctionnant non pas simplement les manquements au préceptes spirituels et ascétiques, mais aussi aux atteintes potentielles à l’ordre du groupe. De ce fait, il apparaît nettement que la cohésion du groupe constitue un enjeu majeur pour le bon fonctionnement du monastère, et la délation des fautes du voisin est encouragée. D’autre part, les règles ne se contentent pas de punir des agissements tangibles, elles élargissent leur champ d’action au domaine de la pensée. Dans cette perspective, la répréhension de la pensée, au travers de l’obligation de confesser ses fautes et ses mauvaises pensées, nous apparaît comme une manifestation concrète de la construction d’un système panoptique2 .

En « pénalisant le domaine de l’invisible »3 (la pensée, l’intension et non pas simplement les actes), elles établissent une véritable « économie du châtiment »4 .

De même, la radicalisation pénaliste des coutumes monastiques qui s’inspirent des modèles culturels de l’ascétisme celtique débouche sur l’émergence progressive d’infra-pénalités et de micro-pénalités trahissant une dérive tatillonne étrangère à la signification spirituelle et profonde du comportement monastique.

-Le contre modèle bénédictin:

Bien que l’idéal panoptique semble constituer un phénomène qui transcende les clivages entre règles du fait de sa vocation à renforcer l’autorité de l’abbé, préoccupation présente au sein de tous les monastères, il convient, malgré la dimension également panoptique du monachisme d’inspiration bénédictine, de relever les points de divergence avec ce principe.

La règle bénédictine promeut une ascèse thérapeutique et prophylactique. L’abbé apparaît comme un « médecin des âmes »1.

Ainsi « Aussi doit-il utiliser de tous les moyens comme un médecin sagace».2

De fait, la dimension pédagogique des sanctions bénédictines3 s’éloigne de la conception pavlovienne (action-réaction) des sanctions colombaniennes. La réaction pour fautes de Benoît est bien plus souple que celle préconisée par Colomban: elle est progressive et non mécanique. Ainsi, le moine contrevenant est dans un premier temps averti en privé. S’il ne s’amende pas, il reçoit un second avertissement privé. La troisième fois, l’avertissement devient public. Si encore le moine récidive, alors advient l’excommunication. Cependant, l’abbé est autorisé à le châtier corporellement en guise de substitution.4

S’il apparaît clairement que la conception bénédictine du châtiment monastique représente une révolution ascétique d’ordre pédagogique au sein du monachisme gaulois du VIIe siècle, la base philosophique sur laquelle la règle bénédictine s’appuie provient des comportements ascétiques issus de la règle du Maître. Ceux-ci dérivent tous du devoir d’obéissance et de la subordination hiérarchique du moine face à l’abbé. On y perçoit clairement l‘influence éthique qu‘ils exercent sur la norme bénédictine:

1- crainte de Dieu et de la Géhenne.

2-ne pas aimer sa volonté

3-soumission au supérieur

4-obéir aux injustices

5-confesser à l’abbé ses mauvaises actions comme ses mauvaises pensées

6-se juger indigne de tout

7-croire n’être qu’un ver et non un être humain

8-ne faire que ce qu’ordonne la règle et le supérieur

9-attendre pour parler d’être interrogé

10-être peu enclin à rire

11-parler doucement avec gravité

12-manifester son humilité jusque dans la posture du corps, et se croire coupable à tout instant.1

L’équilibre et la modération de l’ascétisme bénédictin réside dans l’équivalence de la dimension spirituelle et corporelle des comportements ascétiques qu’il préconise: aux trois exercices génériques de la vie spirituelle2 correspondent trois exercices corporels génériques: le travail manuel, les veilles et les jeûnes.

-Le zèle ascétique.

Contrairement aux déficits ascétiques, certains comportements obéissent à un véritable volontarisme, parfois excessif.

Les vitae fournissent de nombreux exemples de manifestations de ce volontarisme ascétique. La vita Radegundis fournit un support exemplaire sur lequel les moniales sont invitées à s’inspirer. Ainsi, « Elle se châtiait elle-même lorsqu’elle n’accomplissait une bonne œuvre qu’après une autre; aussi à son tour balayait-elle les places et même les recoins des monastères ».3 Ce passage soulève une question qu’il nous serait difficile de traiter de manière péremptoire: la question de la compétitivité des moniales4 dans l’ascèse. Autrement dit, l’ascèse monastique a-t-elle un caractère agonistique? S’il nous serait aisé de répondre par l’affirmative concernant l’époque des premiers ascètes orientaux qui se livraient à de véritables « concours d’ascétisme »5 , il nous faut être plus prudents à propos du haut Moyen Âge en Gaule. En effet, si la compétitivité, ou du moins les combats de zèle ascétique sont clairement avérés à l’époque mérovingienne comme à l’époque carolingienne, dans les monastères de moines comme dans ceux des moniales, les règles monastiques limitent cette dérive et la stigmatisent comme une faute méritant sanction. D’autre part l’institution cénobitique, contrairement à l’érémitisme, transforme l’ascétisme individuel en ascétisme collectif, ce qui limite les conditions contextuelles propices à ce genre de dérive. Peut-être pourrions-nous, à partir de ces constatations, avancer un postulat: les traces potentielles d’un caractère agonistique de l’ascétisme au sein des monastères serait, sinon un atavisme, du moins un stigmate ou une résurgence de la tonalité érémitique dont le cénobitisme essaie de s’expurger.

Pour les moniales, l’ascèse consiste parfois simplement dans les tâches ménagères, aussi répugnantes soient-elles. Ainsi, concernant Radegonde, « nettoyer aussi le lieu secret, c’est une œuvre à laquelle sans tarder elle s’employait: elle supportait la puanteur des excréments et se serait crue inférieure à elle-même si elle ne s’était pas ennoblie par la bassesse du service »1.

Les conciles, symptômes juridiques des déficits ascétiques.

Contrairement aux conciles carolingiens, les conciles mérovingiens ont une tonalité spirituelle très discrète. Ils revêtent un caractère pragmatique et disciplinaire induisant la difficulté de faire accepter nombre de comportements ascétiques2. Ainsi, nombre de moines quittent le monastères afin de se mêler d’affaires séculières3 , d’autres se marient4, forniquent régulièrement (pas toujours avec le sexe opposé) ou volent5.

D’autre part, le développement des fondations monastiques sous les mérovingiens pose beaucoup de problèmes de discipline, mais aussi de possession, et de juridiction sur lesquels se penchent les conciles.

Devenir moine, au début de l’époque mérovingienne, est un moyen d’échapper à la mise en esclavage1.

Lors du concile d’Orléans (511), les canons 4, 19 et 25 s’occupent des rapports entre les abbés et les moines. Le canon 19 donne tout pouvoir aux évêques sur les abbés, et à ceux-ci sur les moines. Le concile s’occupe aussi de la fixation des moines(c19 et 22), répondant à un contexte d’abus. En effet, il n’était alors pas rare que les moines quittaient le cloître pour se marier, pour régler des affaires séculières en usant de leurs biens temporels, d’autres changeaient régulièrement de monastère, ou se construisaient des cellules. Ainsi, St Avit, St Victor et St Calxis, initialement installés à l’abbaye de Micy1, passent régulièrement d’un monastère à l’autre et se retirent dans des huttes. Ce sont ces genres de pratiques que le concile cherche à endiguer, tout en amalgamant de la sorte la pratique de la peregrinatio comme ascèse sincère et les simples fugues pour toutes sortes de motifs. Le concile fixe la durée du carême à 40 jours (c 24)2.

Le concile d’Epaone (517) confirme la volonté d’affermir l’autorité des évêques sur le clergé régulier. Il précise que l’autorisation de l’évêque est nécessaire aux abbés pour les ventes de biens ou les affranchissements d’esclaves (C 8). Le concile s’oppose au cumul de deux monastères par un seul abbé. D’autre part il formule l’interdiction aux moines d’ériger des cellules particulières sans l’autorisation de l’évêque (c 10).

Des pénitents sont envoyés dans les monastères comme l’évêque de Rietz condamné pour mœurs dépravées lors du concile de Marseille (533).

De nombreux cas d’homosexualité sont attestés dans les monastères mérovingiens comme le prouve l’interdiction, lors du concile de Tours (567), pour chaque moine d’en accueillir un autre dans son lit (c 15)

L’interdiction de vagabondage est récurrente.

Elle induit la grande porosité de la clôture mérovingienne. Le quatrième concile d’Orléans (541) (c 11) stipule que les abbés et les monastères qui reçoivent un don ne peuvent en disposer ou l’aliéner qu’avec la signature de l’évêque. Le canon 21 du concile d’Orléans de 511 interdit le mariage pour les moines, ce qui induit l‘occurrence relativement fréquente de tels cas. Cette interdiction est réitérée au concile de Tours (567) sous peine d’excommunication (c16). Le canon 17 inflige la peine d’excommunication pour l’abbé qui tolère les visites féminines dans le monastère. On remarque que son statut de responsabilité prend consistance. Le canon 15, en prescrivant usage du dortoir surveillé par l‘abbé ou le prévôt, laisse paraître une inflexion panoptique et induit l’existence de pratiques homosexuelles. Le canon 18 prescrit en détail tous les jeûnes auxquels les moines sont astreints: trois jours de jeûne par semaine en période de carême, une semaine entière de jeûne après la Pentecôte puis trois jours par semaine1 jusqu’au 1er août. Durant tout le mois d’août et de Noël à l’Épiphanie, les moines ont droit à un prandium2 à l’exception des trois jours de janvier ou sont récitées des litanies particulières pour combattre les coutumes païennes. Ce canon illustre le fait que l’ascèse monastique gauloise est rythmée par le calendrier et les fêtes religieuses. Elle s’ancre et fluctue donc dans le temps. Les monastères deviennent au 7e s des points d’appui des seigneuries aristocratiques. Les conciles reflètent l’effort de l’épiscopat pour conserver son contrôle sur les monastères qui se créent en empêchant les fondations sans son autorisation. A partir de Dagobert beaucoup de conciles concernent les monastères soit pour des fondations soit pour des octrois ou des confirmations de privilèges. Le concile de Chalon sur Saone (647) interdit à un juge civil d’intervenir sans autorisation dans un monastère. Il ne peut pas y avoir deux abbés dans un même monastère (c 12), ce qui induit l‘existence conjoncturelle d’une telle pratique. Le concile d’Autun (663) insiste sur la discipline monastique. La règle bénédictine prévaut sur celle de Colomban. On y prescrit la pauvreté en interdisant la pratique du pécul, en recommandant la frugalité, la charité, l’assiduité à la prière, le port du vêtement monacal, l’obéissance à l’abbé (c 8). On y réitère l’interdiction des visites féminines et l’adhésion des moines à des confréries ou à des sociétés quelconques. On réitère la condamnation des moines itinérants (c 6). Le concile de st Jean de Losne (673) sanctionne du cloître les veuves consacrées à Dieu vivant librement ne gardant pas la chasteté (c 13). En 626, le concile de Mâcon est convoqué pour trancher dans une discussion entre l’abbé Eustache et le moine Agrestius qui réclame l’abolition à Luxeuil de la règle de Colomban, ce qui suggère l‘occurrence de rapports de force entre moines et abbés contrevenant à la vertu d‘obéissance, constamment répétée par les normes monastiques. Le concile tranche en faveur de l’abbé et conserve à l’abbaye la règle de Colomban. Lors du concile de Clichy (636) Dagobert accorde un privilège à l’abbaye de Rebais. Le concile est réuni afin de donner un abbé au monastère. Agil est nommé, à la suite de quoi le privilège lui est concédé. A l’époque mérovingienne 23 canons dans 13 conciles concernent les abbés. 29 canons dans 13 conciles concernent les moines, les moniales ou des monastères.

Les conciles essaient de mettre un terme au climat d’anarchie comme il a été vu avant tout en s’élevant contre les procédés individualistes et en obligeant les moines à se fixer (Epaone (517) c 10, Orléans (511) c 22), en exigeant l’autorisation de l’évêque ou de l’abbé pour les fondations de monastères ou pour le déplacement des moines. L’interdiction faite aux moines de se déplacer sans l’autorisation de l’abbé ou de l’évêque est renouvelée par le concile de Tours (567) (c16) , le concile d’Autun (663) (c6), le concile de st Jean de Losne (673-675) (c19) en augmentant les sanctions pour en obtenir une observance plus efficace. Ainsi, alors qu’en 511 le concile d’Orléans (c19) se contentait de châtier le moine ramené de force, le concile de st Jean de Losne prononce l’excommunication du coupable. Pour l’abbé les absences sont autorisées si elles ne sont pas trop longues (concile d’Arles 554) (c 3). En principe l’abbé est élu par les moines avec l’approbation de l’évêque conformément à la prescription de la norme bénédictine. L’évêque est l’administrateur des biens conventuels1 . Les abbés méprisant les ordonnances épiscopales sont excommuniés2 . L’évêque peut démettre les abbés défaillants3. Aucun bien monastique ne peut être aliéné sans l’autorisation de l’évêque4.

Au-delà de toutes les variétés de règles et de coutumes divergentes qui s’appliquent en Gaule, l’ascèse prescrite par les conciles est la seule qui puisse être légalement exigée au sein de tous les monastères du Regnum Francorum:

Elle prescrit quelques principes ascétiques de base afin d’être au moins suivis par tous les monastères:

-obéissance1.

-Pauvreté (abandon des biens propres)2 , pas de chaussures3.

-chasteté, continence, célibat4.

C’est-ce petit dénominateur commun, du moins en théorie, qui fédère tous les comportements ascétiques gaulois, au-delà de la diversité des normes et des coutumes auxquelles chaque monastère se rattache.

Le concile de Tours (567) prescrit au juge de casser les unions des moines qui se marient. La règle bénédictine est rendue obligatoire par le concile d’Autun (663-670) en Bourgogne, ce qui préfigure l’imposition ultérieure à toute la Gaule au VIIIe siècle.

Quand les moines passent à l’état clérical, des modifications adviennent. La part du travail manuel diminue, et le temps d’ascèse est consacré pour l’office divin et la liturgie. Le concile de Tours est l’un des plus important concernant les réglements monastiques.

Il réorganise les monastères: interdiction des chambres isolées ou à deux, obligation du dortoir sous surveillance de l’abbé ou du prévôt (c14) conformément aux diverses prescriptions normatives, perpétuité des vœux, interdiction des visites féminines, réglementation du jeûne. Il fixe la liturgie monastique et notamment l’usage des matines en donnant le nombre de chants et de psaumes qu’il faut réciter chaque mois de l’année. A partir de Dagobert les dotations aux monastères5 sont souvent entérinées par les conciles. Progressivement, les abbés sont de plus en plus nommés par le roi. Au 7e siècle, la tendance est à l’accroissement de puissance et de richesse des monastères ce qui entraîne corrélativement des indices de déficit des comportements ascétiques6. On achète désormais l’abbatiat et le concile de Paris (614 c11) prend des mesures contre la simonie des abbés. On empiète sur les droits du clergé séculier et le même concile (c6) doit interdire aux monastères d’administrer les baptêmes et de célébrer les enterrements. Il est encore admis au 6e siècle que les femmes puissent prendre le voile à domicile (Epaone 517 c20). Mais elles doivent observer la chasteté sous peine d’être enfermées dans un monastère (Chalon 647 c13). Les femmes peuvent échapper au mariage forcé en demandant asile dans un monastère.(Tours 567 c 20). La sévérité s’accentue entre le quatrième concile d’Orléans (549 c19) qui admet de nouveau à la communion la moniale mariée dès qu’elle se sépare de son mari et le concile de Mâcon (581 c12) qui l’excommunie à vie. Le concile de Lyon (581 c3) excommunie jusqu’à leur retour les moniales qui abandonnent leur couvent. Plus sévère, le concile de Paris (614), les excommunie jusqu’à leur mort. L’entrée des monastères féminins est interdite aux hommes sauf pour ceux d’un âge avancé (c de Mâcon 581), mais ils ne peuvent s’entretenir avec les moniales qu’en public au parloir. Dans les monastères féminins la discipline paraît bien plus difficile à maintenir que dans les monastères masculins du fait du très grand nombre de vocations forcées. Les conciles de Poitiers et de Metz témoignent des énormes difficultés à maintenir non seulement la règle mais même une discipline morale dans les couvents de femmes. Un tiers du sol de Gaule appartient aux églises et aux monastères à la fin du VIIe siècle.

Structure des règles monastiques1.

Outre les législations bénédictine et colombanienne qui s’appliquent majoritairement dans le Regnum Francorum, nous pouvons dénombrer une trentaine de règles qui influencent directement ou indirectement le monachisme gaulois. Benoît d’Aniane les compile dans son Codex regularum (817). Les deux plus anciennes, celle de Basile et celle de Pacôme, ne sont pas latines. Elles ont étés introduites dans le monachisme occidental par les traductions de Rufin et de Jérôme vers 400. Comme il a été vu précédemment, aucune règle appliquée au sein des monastères gaulois n’est authentiquement pure. Toutes constituées de diverses influences normatives, elles forment un corpus hétéroclite: la regula mixta.

Dans un souci d’exhaustivité, il convient d’aborder la filiation littéraire à laquelle elles se rattachent.

-Huit générations de règles:

On peut dénombrer huit générations de règles qui, directement ou indirectement influencent le monachisme gaulois avant les capitulaires de 817 imposant la règle bénédictine à tous les monastères:

A l’origine se trouvent vers l’an 400 les trois règles mères de Pacôme, de Basile et d’Augustin 1.

La seconde génération est constituée par Cassien et par la règle des quatre Pères. Les institutions de Cassien ne décrivent les cénobites orientaux qu’en vue de réformer sur leur modèle ceux d’Occident. Écrivant vers 420, Cassien dépend surtout de Pacôme, mais aussi de Basile. Quant aux quatre Pères2, leur œuvre présente quelques parallèles avec Augustin, Pacôme et Cassien. Cette règle remonte à la première moitié du cinquième siècle.

A la génération suivante on trouve la seconde règle des Pères que l’on peut dater des années 450-475.

La quatrième génération comprend deux œuvres de grande importance: la règle du Maître écrite en Italie dans le premier quart du 6e siècle et la règle de Césaire pour les Vierges d’Arles, achevée dans le premier tiers du 6e siècle. Le maître dépend surtout de Cassien, ensuite de Basile. Césaire, lui, se rattache à Augustin et emprunte à peine à pachôme, à Cassien et à la seconde Règle des Pères. Du même Césaire on a aussi une courte règle pour moines, qui est un résumé de sa règle des vierges, avec quelques développements nouveaux. On peut encore rattacher à cette génération deux règles dont la date est difficile à préciser: la regula Orientalis, compilation de Pacôme et de la seconde règle des Pères, et la petite règle de Macaire, qui est attestée en Gaule au début du 6e siècle.

A la 5e génération, au milieu du VIe siècle, on trouve les continuateurs du Maître et de Césaire, soit la règle bénédictine qui va progressivement s’imposer seule, et la règle d’Aurélien pour les moines et les vierges.

La sixième génération1 donne naissance à la règle de Tarnant, à celle de Ferréol et à celle de Paul et Etienne.

La septième génération donne naissance à la règle de Colomban (dont on a mesuré l’importance en Gaule septentrionale au VIIe siècle

Enfin, la huitième génération est marquée par la règle de Walbert.

La présentation et le ton des diverses sources législatives sont très divers. Certaines règles sont absolument impersonnelles (Pacôme), d’autres se présentent comme l’œuvre d’un législateur inspiré (le Maître) ou d’un fondateur (Césaire, Aurélien). D’autres encore se présentent comme le procès-verbal d’une réunion de supérieurs (règles des Pères). Leur contenu est très variable. Sur 203 questions et réponses de Basile, beaucoup ne regardent pas la vie commune, mais le progrès spirituel des individus ou l’interprétation de l’Écriture, tandis que la règle de Pacôme n’est qu’une suite de règlements très secs qui ne font aucune place à la spiritualité et à l’exégèse.

Aussi différentes que soient ces règles, elles n’en constituent pas moins un ensemble compact. Elles sont en effet étroitement liées les unes aux autres, non seulement par leur propos commun de régler la vie cénobitique de moines chrétiens, mais aussi par un réseau de relations littéraires. Mises à part les trois premières législations (Pacôme, Basile, Augustin) qui paraissent complètement indépendantes, tous les auteurs ultérieurs emprunte à un ou plusieurs de leurs prédécesseurs. Ce phénomène capital de l’emprunt est sans doute le caractère le plus frappant de toute ces normes monastiques. C’est une habitude littéraire propre au Moyen Âge: régulièrement, les auteurs reprennent littéralement à leur compte des extraits de texte de leurs devanciers. Ainsi, pouvons-nous établir un parallèle avec les législations conciliaires, qui réemploient régulièrement les canons des conciles antérieurs.

Structurellement, aucun plan type n’est clairement identifiable. La règle de Pacôme, comme on vient de le voir, n’a aucun ordre. Elle est composée par une suite d’idées présentées sans le moindre plan. A partir du VI e siècle, un effort d’organisation est identifiable dans la rédaction des normes. La règle bénédictine est ici emblématique. Peut-être pouvons-nous nous permettre d’avancer que l’effort d’organisation qui en émane présente le même caractère que l’effort d’organisation politique carolingien, ce qui n’est pas pour rien dans le choix de la règle bénédictine pour réformer le monachisme occidental.

Concernant la paternité des différentes législations, certaines utilisent des noms orientaux1 alors qu’elles émanent d’auteurs occidentaux. Ce détail confirme au sein des consciences de l’époque la prééminence culturelle du monde oriental sur un Occident complexé.

Toutes ces règles sont engendrées par d’autres règles dont elles reprennent, interprètent, complètent ou épurent le contenu. L’emprunt, la compilation et le mélange sont donc les trois opérations qui définissent la constitution des règles. Celles qui sont appliquées au sein des monastères mérovingiens sont donc, comme on l’a vu précédemment, foncièrement hybrides.

Concernant leur longueur, celle-ci varie tant qu’il serait hasardeux de tenter d’établir une moyenne approximative. Les premières règles latines ont des dimensions très réduites, qui ne dépassent généralement pas quatre pages. Ainsi en va-t-il de l’ordo monasterii et du praeceptum d’Augustin. Il existe aussi bien des règles minuscules que des règles d’une importante longueur, comme la « législation géante » du Maître2. C’est à partir du début du VI e siècle que le format change brusquement, prenant de très grandes proportions chez Eugippe, Benoît ou le Maître. La règle bénédictine, qui s’impose officieusement au monachisme mérovingien puis officiellement au monachisme carolingien, est l’une des plus longues. Seules celle de Basile et du Maître la dépassent.

30 juin 2006

IV-Prière et liturgie

IV- Prière et liturgie, ou le triomphe progressif de l’impact bénédictin sur le monachisme gaulois

A l’époque mérovingienne, le passage de la Règle de Colomban à celle de Benoît s’opère progressivement, sans césure officielle. Ainsi, les premiers monastères fondés par saint Amand dans le Nord de la Gaule sont placés sous la législation colombanienne tandis que les derniers combinent les deux législation.1 La radicalisation progressive de la claustration des moines entraîne de nouveaux effets. Le travail manuel, désormais plus difficile à observer, se réduit en intensité comme en quantité et se trouve remplacé par une activité liturgique intensifiée2. Ce transfert ascétique accompagne les siècles carolingiens et préfigure le phénomène Clunisien, caractérisé par le primat exclusif de la liturgie. Si certaines lignes de continuité traversent les siècles comme la place prééminente accordée au psautier tout au long du haut Moyen Âge ainsi que son apprentissage par cœur (du moins théoriquement), l’intensification des comportements contemplatifs du VIII e siècle préfigure la constitution progressive d’un ordo monasticus au rôle strictement défini au sein de la société: prier3. Riches et divers, les comportements ascétiques mérovingiens se resserrent lentement autour d’activités spirituelles mieux contrôlées.

Offices et liturgie.

Le fonctionnement structurel du monachisme gaulois est largement réorganisé à l’initiative des souverains carolingiens, pour aboutir en 817 sous le règne de Louis Le Pieux, à l’alignement obligatoire de tous les monastères sur la règle bénédictine4.

-La psalmodie.

Les innovations liturgiques dans les monastères concernent avant tout le chant.

La psalmodie a un rôle prépondérant dans la prière du moine. On en distingue plusieurs formes:

-la psalmodie directe, lorsqu’un ou plusieurs moines exécutent le psaume directement sur une mélodie sans interruption.

-la psalmodie responsoriale, lorsqu’un ou plusieurs moines chantent les versets du psaume et à la fin de chacun la communauté reprend un répons bref, comme un refrain pouvant aller du simple mot Alléluia à un extrait du verset du psaume ou un psaume entier.

-la psalmodie alternée, lorsque le psaume lui-même est alterné, sans interruption, par un verset entre deux chœurs. Le chant des psaumes est enrichi par des antiennes1 ou des hymnes chantés par le chœur des moines.

-Le rythme des offices.

Lors des offices, les lectio se divisent en trois catégories:

-les lectio bibliques2

-les lectio patristiques

-les lectio hagiographiques.

La lectio divina devient un comportement ascétique fondamental.

L’enchaînement spirituel lectio-meditatio-oratio-contemplatio constitue l’armature structurelle de l’ascétisme liturgique du moine carolingien3.

Par ailleurs, l’usage de prières d’intercessio concluent certains offices4.

A de rares occasions, il est prévu de prononcer une bénédiction, comme l’indique pour la fin de complies la règle bénédictine.

Si cette dernière permet une grande flexibilité d’observance en raison de son caractère pragmatique, les offices sont minutieusement détaillés selon les heures et les saisons.

« En la saison d’hiver (…), on dira d’abord trois fois le verset: « Seigneur, tu ouvriras mes lèvres, et ma bouche honorera ta louange ». On y joindra le psaume III et le gloria. Après cela le psaume XCIIII avec antienne, ou du moins chanté d’un trait »1 . Il convient donc, sinon de relativiser, du moins de restreindre à certains domaines ascétiques le constat du caractère libre et arrangeant de la norme bénédictine.

Hymnes et psaumes sont précisément agencés au sein d’un calendrier minutieux qui laisse paraître implicitement le primat accordé au domaine de la prière et de l’office divin. Ainsi, « En quels temps on dira alléluia: de la sainte Pâque jusqu’à la Pentecôte, on dira alléluia sans interruption, aussi bien dans les psaumes que dans les répons; de la Pentecôte au début du carême, toutes les nuits, on le dira seulement aux nocturnes avec les six premiers psaumes »2 .

Dans les monastères, progressivement réorganisés selon le principe bénédictin, la journée est rythmée par les offices des heures. A l’église, la communauté chante essentiellement des psaumes et des cantiques. Les offices de jour sont au nombre de sept: au point du jour matines ou laudes matutines (vers 4 ou 5h); office de prime (6h, la première heure selon le mode antique de comptage du temps); office de tierce, 3heures plus tard (à 9h), office de sexte (juste avant midi), office de none (15h), office de vêpres le soir (vers 17h), puis complies à la fin du jour (vers 18h). Il y a enfin un office de nuit, les vigiles (vers 2h du matin).

En hiver jusqu’à Pâques le moine couché vers 19h commence sa journée à 2h du matin avec les Vigiles, puis consacre à l’étude l’intervalle qui le sépare de matines (entre 3h et 5h). Matines et Prime se suivent de près jusqu’à 7h. La matinée de travail manuel et de lecture est ponctuée par les offices courts de Tierce, sexte et none. Le dîner a lieu après none (15heures). La lecture suit pendant deux heures, puis arrivent vêpres et complies. En été, le lever arrive vers 3heures. Les nuits plus courtes impliquent que les vigiles soient raccourcies et enchaînées directement sur matines, soit deux heures et quart d’office entre 3 et 5h du matin. Une sieste réparatrice est alors permise entre 12h et 14h. Le travail manuel a lieu entre prime et tierce, et la lecture entre tierce et sexte. Le repas a lieu à midi1. La sieste, puis le travail jusqu’à vêpres, le souper2 , complies, coucher vers 19h ou 20h. L’année est donc scindée en deux parts, l’été3 et l’hiver, qui commence en décalé, selon qu’il s’agit du rythme des repas ou du rythme des offices4, ou de celui du sommeil5.

La prière du moine passe majoritairement par la lecture. l’oraison ou la méditation privée sont plus facultatives. Sans doute la lecture réduit-elle le risque de s’endormir. Le chant se situe à mi-chemin entre lecture et oraison6.

La psalmodie, prière commune, a un rôle fondamental, elle passe avant tous les autres types de prières, comme les oraisons jaculatoires et la méditation personnelle. Ce primat pour la psalmodie s’explique par le rôle structurel qu’elle occupe: unanimité, mimétisme, uniformité, maintien en veille par imposition d’un rythme.

Le psautier constitue le « moule de la prière individuelle »7, il est le substrat à partir duquel la méditation commence. L’exigence qui est faite de l’apprendre par cœur induit son rôle fondamental et primordial. La psalmodie le rend familier, comme les rituels pénitentiels au sein des monastères rattachés à la tradition colombanienne. La lecture étant le prélude à la méditation, et celle-ci étant le prélude à la contemplation, cette chaîne de dépendances des travaux ascétiques spirituels induit donc à la base l’obligation de savoir lire. C’est la raison pour laquelle on retrouve cette prescription pratique dans la plupart des règles qui affectent le monachisme gaulois:

Césaire: « Toutes les sœurs apprendront à lire »8

Aurélien: « Tous apprendront à lire »9

Ferréol: « Tous les moines doivent savoir lire »10

La gestuelle de la prière privée.

La prière est l’un des comportements ascétiques majeurs du monachisme Gaulois. De nombreux types de prières privées coexistent et se conjuguent, particulièrement à l’époque mérovingienne.

Quotidiennement, les moines alternent prières silencieuses, récitées en chuchotant, déclamées à haute voix, ou chantées1. Les gestes de la prière sont multiples eux aussi:

à l’époque mérovingienne, il existe trois grands types de postures corporelles qui correspondent à trois modalités de prières distinctes.

-la posture du corps à l’horizontale, lorsque le moine est allongé au sol2. Cette gestuelle signifie l’obéissance absolue et l’abandon total au pouvoir de Dieu. Elle se calque sur l‘exemple de nombreux personnages bibliques, qui tombent contre terre devant Dieu comme Moïse ou Jean dans l’Apocalypse.(gestuelle d’humilité)

-la posture du corps courbé ou agenouillé3, qui suit l’exemple du Christ tombant à genoux dans le jardin des Oliviers pour implorer Son Père (Luc 22,41), ou celui du lépreux qui tombe à genoux pour supplier le Christ (Marc 1,40). C’est une gestuelle de repentir et de supplication.

-la posture du corps à la verticale4, lorsque le moine debout étend ses bras vers le ciel. Elle suggère l’acclamation, la joie, la louange exprimée par la prière à haute voix. Cette posture trouve sa référence dans les Psaumes: « Levez les mains vers le sanctuaire »(ps 134,2). Progressivement, les deux postures extrêmes du corps, horizontale et verticale (typiquement mérovingiennes), disparaissent au profit de l’agenouillement, position intermédiaire et moins spectaculaire, étrangement conforme à l’esprit bénédictin de mesure et de simplicité.

Ces trois postures de prière trouvent leur inspiration dans la Bible, dont les personnages en oraison fournissent une multitude d’exemples à imiter gestuellement. La norme bénédictine prescrit de « se prosterner fréquemment pour prier » 1.

Les pénitentiels celtiques appliqués en Gaule prescrivent l’inclination du buste et de la tête en signe d’humilité2. De même, l’abondance des larmes est recommandée, en référence à certaines figures bibliques, tel Achab pleurant ses fautes3 ou la mère de Samuel qui prie en larmes4.

La règle bénédictine insiste sur l’attention spirituelle du moine en prière, luttant ainsi contre le formalisme latent des formules et l’ennui.

« Quand nous nous tenons debout pour psalmodier faisons en sorte que notre esprit concorde avec notre voix » 5.

« Ce n’est pas par l’abondance des paroles, mais par la pureté du cœur et les larmes de la componction que nous serons exaucés »6 .

Cette précision réfute implicitement la croyance païenne au caractère magique des mots. L’ascèse bénédictine intègre le travail d’intériorisation spirituelle requérant concentration psychologique et effort intellectuel.

La prière personnelle du moine gaulois mêle des formules toutes faites au discours improvisé.

L’un des procédés les plus fréquents est le recours au vocatif7, du moins lorsqu’elle est formulée en langue latine. D’autre part, elle oscille entre la demande et le désintéressement.

La prière a pour vocation de se confondre avec la vie même du croyant, ce que les réformes de Benoît d’Aniane de 816 et 817 justifient en accentuant l’importance de la prière dans le quotidien monastique. Plus la prière est frustre, plus elle est constituée de formules figées murmurées machinalement. Césaire d’Arles et Benoît condamnent communément cette dérive formaliste et supersitueuse de la prière, les paroles y ayant une vertu incantatoire à tonalité magique, ce qui est un signe de subsistance d’un surmoi8 païen à l‘intérieur même des monastères. Pour se bonifier, la prière doit s’épurer progressivement, s’étendre au-delà des moments impartis par les horaires des législations pour devenir perpétuelle et finir par ne plus être circonscrite par des mots, devenir une orientation constante de l’esprit vers Dieu. A terme, le dernier stade de la prière est le silence d’adoration, soit la Contemplation9.

-La liturgie

Le premier but de la liturgie est la louange de Dieu

Jusqu’au début du VIIIe siècle, les liturgies varient de région en région. La liturgie est souvent célébrée dans un grand désordre à l’époque mérovingienne. Pépin le Bref est le premier à la mettre au cœur du programme de restauration et d’unification du regnum francorum. Il donne à la communauté monastique de Flavigny située en Burgondie la tâche de composer un livre liturgique pouvant servir de base à la restauration et à l’unification du culte. Ils utilisent pour cela un sacramentaire romain10 ainsi que des sacramentaires locaux. Au même moment, Pépin le Bref demande au pape Paul Ier de lui faire parvenir des livres de liturgie en usage à Rome afin de pouvoir les recopier. Sous l’influence des premiers Carolingiens a donc lieu un profond travail de restauration liturgique et de compilation qui se conjugue avec la diffusion des livres provenant de Rome. Parallèlement aux règles en vigueur, la liturgie est le fruit d’échanges et d’amalgames. Des chants s’introduisent progressivement dans la liturgie comme l’Agnus Dei dès la fin du VIIe siècle11. Au cours des siècles, l’autel prend des formes et des orientations diverses. Primitivement, il est une simple table portative en bois. Il se transforme progressivement en table de pierre12.

Dès le VIIIe siècle, la liturgie est constituée d’une fusion du rite romain avec des coutumes franques.

Concernant le chant liturgique sous les carolingiens, le répertoire musical est modifié1. Les chants gaulois ont une empreinte orientale, due aux premiers évêques Syriens qui émigrent en Gaule et l’influencent ainsi directement. Ainsi, on décèle une tonalité très poétique au sein des textes, une certaine opulence mélodieuse confinant parfois à la lourdeur2. Le meilleur des chants gaulois se situe donc dans sa musicalité, alors que le meilleur des chants romains qui s’imposent plus lourdement dès le VIIIe siècle réside dans les textes. Il n’y a plus d’anarchie liturgique au IX e siècle. A la lecture de la règle de Benoît, on constate qu’il règne un ordre très précis dans la façon dont les psaumes doivent être récités durant les offices. Le degré de codification de la liturgie est donc variable, mais a tendance à se renforcer à partir du IX e siècle3.

-Déroulement de la messe monastique.

Au haut Moyen Âge, lors de la messe, les hommes sont placés d’un côté et les femmes de l’autre. Ce problème ne se pose pas pour les communautés monastiques. Initialement irrégulière, la fréquence des messes s’intensifient sous la double influence de la norme bénédictine et de la volonté politique de Charlemagne d’imputer aux moines le rôle de prier pour la société.

Jusqu’au VIII e siècle, le prêtre vient régulièrement de l’extérieur, étant donné le fait que les ordinations de moines sont très peu fréquentes pendant toute la période mérovingienne. La situation change progressivement à partir du moment ou la dynastie pippinide prend le contrôle du pouvoir. Désormais les ordinations de moines se font plus fréquentes, parallèlement, pouvons-nous avancer, à l’idéal croissant de renfermement des monastères sur eux-mêmes et de l’autarcie spirituelle nécessaire qui en découle. Donc lors de la messe, le prêtre revêt les ornements liturgiques (l’aube qui symbolise la pureté, le cordon qui symbolise la retenue…), et généralement une antienne résonne quand il s’avance vers l’autel. On entonne le kyrie eleison suivi du gloria. Le prêtre se tourne alors vers l’orient. Le chant du credo achève la première partie de la messe, puis le prêtre chante le Pater et le libera nos avant de procéder à la fraction du Pain. La communion est distribuée pendant que des choristes chantent une antienne. La messe s’achève par une ultime oraison chantée par le prêtre revenu à son siège et à nouveau tourné vers l’orient.

Les stratégies de salut.

Les réseaux de prière constituent un élément culturel inspiré du monachisme insulaire. Ce sont des stratégies de salut collectives basées sur l’échange du don-contre don. A l’origine, il s’agit de liens d’amitié noués entre des personnes qui s’obligent à des prières mutuelles. Le même phénomène s’institue progressivement entre monastères voisins. Le premier exemple continental de ce système de stratégie de salut1 liant deux institutions monastiques par l’échange de prières2 concerne le contrat conclu en 800 entre le monastère de St Gall et celui de Reichenau3. Au terme de ce contrat, une messe doit être célébrée par la communauté dès qu’elle apprend la mort d’un moine de l’abbaye voisine. Le même jour, tous les moines ayant reçu la prêtrise doivent célébrer trois messes privées, et les autres frères doivent lire le psautier et célébrer vigiles pour l’âme du défunt. 4

Le septième jour après le décès, tous les moines doivent chanter 30 psaumes. Cette connaissance des décès qui sévissent dans les monastères voisins induit un certain nombre de contacts entre eux et donc relativisent la claustration et le mythe médiéval de la coupure concrète du monde.

D’autre part, les fondations aristocratiques de monastères obéissent partiellement à des stratégies de salut. Les familles aristocratiques n’hésitent pas à accroître leur capital spirituel en installant des monastères sur leurs terres, bien que d‘autres raisons, d‘ordre économique et surtout politique, motivent ces fondations5.

Ainsi, la reine Bathilde(635-680) est à l’origine de nombreuses fondations monastiques. Elle demande à Bertille, moniale de Jouarre, de venir diriger le monastère de Chelles et elle favorise la diffusion de la règle de Colomban. Elle fait racheter des esclaves6 et les fait entrer dans des monastères. En premier lieu, elle donne des terres du fisc situées à Corbie à des moines venus de Luxeuil. Ainsi, elle accorde au monastère st Pierre, St Paul et St Etienne de Corbie des domaines appartenant au fisc: il s’agit de huit villae dans le comté d’Amiens et quatre dans le comté d’Arras. Theudofrid, un moine venu de Luxeuil, est établi à la tête du monastère. Il y introduit la règle mixte de st Benoît et de Colomban, conformément à une tendance qui, comme on l’a vu, infirme l’éventualité d’une confrontation agonistique et rivale des deux règles7.

En 664, Bathilde obtient de l’évêque Damien un diplôme d’immunité8 qui libère les moines de la tutelle épiscopale. Elle fait également des donations à Fontenelle, abbaye voisine fondée par Wandrille, et à Logium. Elle finit par être contrainte par Ebroïn, maire du palais, à se retirer au monastère de Chelles qu’elle a fondé.9

Dès lors, ses stratégies de salut ne sont plus conditionnées par son capital économique mais par son capital ascétique qu‘elle doit désormais déployer directement.

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30 juin 2006

conclusion

Tributaires des évolutions structurelles qui les affectent, les comportements ascétiques des moines et des moniales en Gaule au haut Moyen Âge oscillent entre formalisme et abstraction spirituelle. Initialement érémitique, le mouvement monastique s’organise progressivement, parallèlement au processus de christianisation de la Gaule. La transition de l’érémitisme au cénobitisme s’accompagne du passage du monachisme charismatiqueau monachisme régulier. Mais à la confluence de ces deux césures évolutives entre lesquelles le monachisme gaulois semble osciller, ce sont avant tout les coutumes locales et le rayonnement mimétique de certains monastères qui régissent le quotidien des communautés cénobitiques du Regnum Francorum. Il n’existe pas de règle pure au sein des monastères gaulois. Les normes auxquelles les moines obéissent résultent du mélange d’une regula mixta, des coutumes locales et de l’autorité charismatique de l’abbé.

Opposés à la nature violente et agonistique de la société, les principes ascétiques sur lesquels se base le cénobitisme gaulois, (charité, renoncement) modifient la nature du lien social. Malgré tout, la longue législation conciliaire laisse paraître la persistance de nombreux comportements désordonnés3, corrélatifs à la mutation précoce du monachisme comme phénomène de masse. Dans ce contexte, les comportements ascétiques encore violents seraient-ils la condition nécessaire permettant le maintien d’un système social basé sur la charité au sein d’une société dont les modèles éthiques diffèrent diamétralement?

Leur nature multiple et contradictoire ne peut que laisser en suspens une telle hypothèse à l’époque mérovingienne. Progressivement, l’ascèse cénobitique se détache des comportements mortificatoires, issus de la double influence du monachisme oriental et celtique. Il faut attendre le VIIe siècle pour que la norme bénédictine, pragmatique et modérée, s’implante solidement en Gaule. Négligeant le principe de la mortification corporelle, elle incarne un processus de domestication de l’ascèse qui révolutionne la vie cénobitique gauloise en la détachant définitivement des pratiques érémitiques et en donnant à l’ascétisme un sens collectif qu’il ne revêt pas au sein des autres normes monastiques. Elle aboutit à l’enchaînement spirituel lectio-meditatio-oratio-contemplatio qui constitue l’armature structurelle de l’ascétisme liturgique carolingien.

De concrète et corporelle à l’origine de l’époque mérovingienne, l’ascèse devient abstraite et spirituelle au cours du haut Moyen Âge, pour aboutir à une forme exclusivement oratoire et liturgique sous le règne de Charlemagne. En ce qui concerne le concept de clôture, il subit une mutation inverse: de spirituel à l’époque mérovingienne, il devient matériel sous les Pippinides.

Incarnant l’ascétisme dans l’espace, cette notion de clôture demeure un principe ambigu, contradictoire avec les contacts économiques et sociaux qui rendent les monastères dépendants des évolutions politiques et sociales conjoncturelles.

La différence ascétique entre moines et moniales, si elle existe, se situe au niveau de la claustration. Avant Césaire d’Arles, véritable inventeur de la clôture comme système de réclusion physique, les normes monastiques n’ont pas de sexe, s’appliquant indifféremment aux moines et aux moniales (à quelques réserves près).

Certains dysfonctionnements endogènes affectent le système ascétique du monachisme gaulois:

il incarne une dynamique parfois contradictoire, comme les jeûnes excessifs empêchant le travail manuel.

D’autre part, des stratégies de contournement de l’ascèse s’élaborent ponctuellement: ainsi en va-t-il des recettes culinaires monastiques qui contournent la proscription de la viande pour élaborer des substituts gastronomiques. Il faut aussi évoquer la radicalisation progressive de la claustration, qui casse les réseaux d’échange spirituels établis et stimulés par les moines itinérants.

Les sanctions punitives imposées sont régulièrement détournées par de multiples stratégies de négociation entre le moine fautif et son abbé. Conformément à la logique économique du troc, un châtiment corporel peut être racheté par des prières ou des jeûnes. Ces stratégies de substitutions punitives s’insèrent au sein d’une logique de flexibilité qui relativise la dimension prescriptive de la norme.

Autre objet de négociation, l’autorité de l’abbé ne prévaut sur la communauté que dans la mesure ou cette dernière le choisit, conformément à la tradition bénédictine. La fréquence du contournement politique de cette norme entraîne la rupture de cet équilibre, ouvert à l’insoumission communautaire. Si la violence garantit la régulation sociale à l’extérieur des monastères gaulois, ceux-ci, parallèlement à l’influence de la norme bénédictine, font de la violence symbolique1 le principe exclusif de la régulation sociale.

Une multitude de stratégies de salut animent les comportements ascétiques des moines, comme l’établissement de réseaux de prières entre monastères voisins, la gestuelle de la prière personnelle, ou la multiplication des oraisons, qui accroissent le capital ascétique du moine. La fluctuance de ce capital ascétique, qui baisse ou remonte selon la qualité d’observance normative du moine, conditionne sa position symbolique au sein de la communauté.

La prière monastique est une communication qui instaure un circuit relationnel entre Dieu et l’orant et qui sous-tend un système de stratégie de Salut complexe.

Si elle fonctionne sur le mode sociologique du don-contre don, celui-ci se trouve vicié car le rapport est dissymétrique: la triple obligation1 ne concerne pas les deux parties, mais simplement le moine soumis à la domination de Dieu, et dont les dons varient entre la participation à la liturgie2 et le respect des normes ascétiques.

Imiter les personnages bibliques, imiter le saint, imiter le Christ… le mimétisme est le mécanisme de base sur lequel s’appuient les comportements ascétiques des moines Gaulois.

C’est sur ce concept sociologique3, que convergent les pratiques ascétiques masculines et féminines. C’est au travers de l’exemple que les comportements ascétiques sont non seulement acceptés mais aussi justifiés. Ainsi l’ascèse est plus imitation qu’innovation4, les normes législatives figeant et standardisant ses manifestations. Au travers des scansions qui marquent le processus d’imposition progressive de la règle bénédictine à tous les monastères gaulois, la volonté idéale d’établir un habitus monastique se fait de plus en plus visible.

A la question de la prise en compte ou non des spécificités biologiques des hommes et des femmes par les programmes ascétiques gaulois, nous ne pouvons ici répondre que de manière circonstanciée.

L’existence de monastères doubles soumis à l’autorité exclusive de moniales au sein d’une société andocentrique réfute en elle-même le postulat de l’indifférenciation des sexes en milieu cénobitique5, ainsi que le concept de « l’éternisation de l’arbitraire masculin»6.

Cette institution originale du cénobitisme gaulois complexifie la dialectique sociologique du dominant-dominé et dessine une brèche au sein du paradigme anthropologique du « pouvoir masculin ». Si les deux sexes sont également astreints aux tâches domestiques courantes, il ressort cependant clairement des hagiographies et des législations que concernant les travaux manuels, les moniales s’adonnent au filage et aux métiers de la laine7 quand les moines défrichent, moissonnent8 ou bâtissent.

S’il est permis, au terme de cette étude, de concéder à la littérature le mot de la fin, citons Julien Green dont le constat désabusé lance un défi de nature épistémologique à l’historien qui, tributaire des habitus qui le gouvernent, contemple d’un œil souvent distrait les représentations spirituelles des sociétés passées:

« Le plus grand péché du monde contemporain, c’est le refus de l’invisible ».

CONCLUSION:

Les résultats théoriques issus de la présente étude ne peuvent prétendre être définitifs. Nous nous sommes efforcés, tout au long de notre analyse, d’éviter tout type d’affirmation péremptoire, à cause des proportions limitées en temps et en pages de cette étude.

L’épistémologie contemporaine attribue désormais à l’histoire la tâche de soulever des problèmes plutôt que d’y répondre. C’est à cette déontologie que nous avons choisi de nous rattacher, étant donnée l’incertitude structurelle inhérente à la dimension spirituelle de l’histoire.

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l'ascétisme monastique au haut Moyen Âge. Pierre-André Bizien
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