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l'ascétisme monastique au haut Moyen Âge. Pierre-André Bizien
30 juin 2006

III- la polarité bénédicto-celtique

III- Entre modèles normatifs et législation conciliaire, la polarité bénédicto-celtique.

Transcendant les diverses prescriptions normatives, les comportements ascétiques gaulois s’insèrent au sein d’une économie spirituelle échappant aux règles auxquelles elles s’articulent. Les moines entretiennent un capital ascétique fluctuant basé sur la qualité d’observation des vertus cénobitiques principales. Un système de stratégies de contournement des normes s’organise au cours des siècles, aboutissant au grand désordre du VII e siècle, précédant les réformes carolingiennes. Les conciles constituent une résistance d’ordre juridique face à ces abus qu’ils reconnaissent en les condamnant. Le caractère répétitif de leurs interdictions traduisent l’impuissance relative face aux déficits ascétiques réguliers des communautés. Conjuguant violence physique et violence symbolique, leur stratégie répressive n’est qu’une facette de leur rôle véritable: celui-ci réside avant tout dans l’établissement de normes ascétiques minimales corrigeant le caractère utopique des règles monastiques. C’est au travers de leurs canons que se mesure en filigrane l’écart entre les comportements ascétiques réels des moines et leurs modèles normatifs.

Trois vertus ascétiques fondamentales:

Obéissance, silence, humilité.

La norme bénédictine consacre trois chapitres sur les vertus fondamentales à cultiver: obéissance, silence et humilité1. On note que le silence vient en 2e place devant l’humilité.

Par ailleurs, la norme Colombanienne considère l’obéissance comme la première des vertus monastiques2. Elle doit être « inconditionnelle et sans bornes »3. Pratiquer cette vertu, c’est se conformer à l’imitation du Christ qui a obéi au Père jusqu’à la mort sur la croix.

Les manquements à l’autorité de l’abbé semblent particulièrement graves, comme en témoigne la tradition hagiographique relative à saint Amand: le moine Chrodebaldus avait un jour été chargé par Amand de trouver des chariots pour rapporter le vin à l’usage des moines1. Contestant l’autorité de son abbé, il préfère rentrer au monastère sans accomplir cette tâche. C’est alors que la justice divine le frappe de paralysie sur le chemin du retour.

-L’humilité constitue le comportement ascétique le plus emblématique préconisé par la norme bénédictine, qui en distingue douze degrés. Elle est poussée aussi loin que possible, et s’incarne avant tout dans l’obéissance absolue à l’abbé, rejoignant ainsi l’une des préoccupations majeures de la norme colombanienne. Ainsi, Bathilde, reine de Neustrie reléguée dans le monastère de Chelles, se comporte telle une servante soumise face aux moniales qui l’entourent et accomplit en silence toutes les tâches ménagères auxquelles elle est astreinte, y compris les plus contraignantes2. De même, la reine Radegonde est une moniale dont l’ascèse consiste avant tout dans les tâches dérivant de l’humilité. Ainsi, « quand la table était dressée, elle apportait l’eau chaude, leur lavait la face, les ongles et les ulcères »3.

-Le silence, préoccupation constante des normes cénobitiques, est la condition nécessaire, sinon de la contemplation 4, du moins de l’ordre disciplinaire, préoccupation prépondérante au sein des établissements accueillant de nombreux effectifs. Cette vertu ascétique est donc porteuse à la fois d’une dimension spirituelle et d’une composante d’ordre pragmatique et contingente. Bien que le laxisme hiérarchique envers le chahut monastique varie selon les monastères, les règles établissent un degré de tolérance minutieusement détaillé: la norme bénédictine stipule qu’il est permis de prendre la parole au conseil pour donner son avis5 et pour exposer ses fautes6. Le silence est recommandé mais il n’est imposé qu’après complies7ce qui laisse entendre qu’il n’est pas vraiment acquis dans les heures précédentes. Dans ces moments licites, « il ne faut pas dire de paroles vaines ou qui portent à rire », « il ne faut pas aimer le rire trop fréquent ou trop bruyant » 1. Plutôt que le silence, la norme bénédictine prône plus précisément le laconisme 2.

Au réfectoire ou l’on n’entend que le lecteur, il est requis de ne rien demander si ce n’est « par quelque son ou quelque signe, plutôt que par la parole »3.

Idéalement, la seule bonne alternative au silence est le chant et la psalmodie des offices. Tenus au silence, les moines développent dès lors des stratégies de langage originales basées sur le langage des signes.

L’ascèse bénédictine repose sur des principes éthiques de base:

« Ne pas faire à autrui ce qu’on ne veut pas qu’on nous fasse »4, « châtier le corps, ne pas rechercher les plaisirs, aimer le jeûne »5, « se rendre étranger aux actions du monde »6, « ne pas accomplir l’acte qu’inspire la colère »7, « ne pas rendre le mal pour le mal »8, « aimer ses ennemis »9.

Ces principes éthiques, largement contradictoires par rapport à la société mérovingienne, vindicative et violente, revêtent un caractère d’autant plus ascétique10 au sein des monastères gaulois. En effet, la capacité des moines à résister au climat social vindicatif et agonistique qui les entoure ne paraît pas systématiquement garantie. Outre la législation conciliaire qui laisse paraître au travers de multiples canons l’existence de ce type de comportements au sein de nombreux monastères, l’archéologie nous fournit des éléments de confirmation de ce constat.

L’examen des dentures de la communauté monastique du monastère de Landévennec11 nous révèle un certain nombre de renseignements sur le climat ambiant qui affecte le quotidien des moines1.

Par le recours à l’observation macroscopique des organes dentaires prélevés sur les restes osseux des moines, un certain nombre de constats s’imposent.

De fait, les restes osseux des moines de Landévennec présentent de nombreuses pathologies buccales liées à leur environnement2. En effet, l’examen dentaire décèle chez certains sujets des traumatismes d’origine violente ayant entraîné la perte de dents3. L’origine des coups portés est-elle due aux châtiments corporels pratiqués dans le monastère? Cette hypothèse semble peu probable. Cependant, l’éventualité de chocs résultant d’altercations physiques entre moines paraît possible si l’on relativise l’étanchéité de la structure monastique face à la violence structurelle de la société gauloise. Si l’on accorde crédit à cette hypothèse qui s’appuie sur un argumentaire anthropologique4, l’écart qui sépare le climat ascétique préconisé par les normes monastiques de la réalité quotidienne concrète semble important, ce qui rejoint l’hypothèse que suggère l’examen des différents canons conciliaires.

Une particularité ascétique de la Gaule septentrionale: les pénitentiels celtiques.

Le système de la pénitence tarifée naît dans les monastères celtes et anglo-saxons au début du 6e siècle. Il s’implante progressivement en Gaule par l’intermédiaire de missionnaires venus des îles, comme Colomban et ses disciples. A l’instar de la règle bénédictine, ils révolutionnent les comportements ascétiques gaulois en substituant au principe de la pénitence publique le concept de pénitence privée.

Les livres pénitentiels se présentent sous la forme de listes de péchés accompagnés de tarifs d’expiation. Ils incarnent la quintessence de l’esprit ascétique du monachisme celtique, quasiment synonyme de mortification corporelle, littérale et pavlovienne5.

A ce titre, ils s’approchent de l’esprit de performance physique de l’ascétisme oriental des premiers moines chrétiens. Ils regorgent de punitions corporelles spectaculaires, dont le caractère mathématique et standardisé diverge largement de la conception bénédictine de l’ascèse, souple, moins corporelle et plus abstraite.

Ainsi, le moine se rendant coupable d’une pollution nocturne volontaire doit se lever et chanter sept psaumes. Le jour suivant, il est tenu de jeûner au pain et à l’eau, à moins qu’il ne remplace son jeûne par le chant de trente psaumes. Des commutations ascétiques sont donc possibles pour les pénitences: la prière peut se substituer au jeûne. Ainsi, un jeûne de deux jours peut être remplacé par la récitation de 100 psaumes auxquels s’ajoutent 100 génuflexions, ou bien par 1500 génuflexions et sept cantiques. De même, un jeûne fixé à un an peut être remplacé par l’ascèse consistant à passer trois jours dans le caveau d’un moine solitaire sans nourriture ni boisson ni sommeil. Ici, la distance entre la norme et la réalité concrète de la punition semble évidente, et suggère par là même le caractère utopique et idéal d’une part importante des pénitentiels celtes qui s’appliquent en Gaule.

Leur apogée au niveau de leur influence en Gaule se situe entre le milieu du 6e siècle1 et le milieu du 9e siècle, après le règne de Louis le Pieux. Ils affectent donc factuellement le monachisme mérovingien et le monachisme carolingien, à ces deux réserves près que ce dernier minore l’influence de l’ascèse d’inspiration celtique au profit de l’héritage bénédictin et que le succès de cette conception ascétique en Gaule est globalement limité à la partie septentrionale tout au long du VII e siècle.

Citons un cas concret: le pénitentiel de Bobiense est un recueil d’inspiration colombanienne d’origine franque. Sa sévérité est encore plus prononcée que son modèle celtique. L’extrémisme ascétique qu’il renferme s’assimile au concept de la mortification performative proche de celle des premiers moines égyptiens et syriens. Ainsi, il aggrave la punition en cas de pollution nocturne volontaire et le chant de 30 psaumes exigé le jour suivant ne remplace pas le jeûne mais s’y ajoute. Nous remarquons ici que la souplesse avec laquelle les monastères gaulois reçoivent et interprètent leurs règles n’aboutit pas nécessairement à la tempérance, mais parfois à la radicalité. Ce phénomène est cependant marginal et tributaire de la carence structurelle d‘organisation au sein du monachisme mérovingien.

La prière n’est pas négligée par les pénitentiels. Elle s’y incarne avant tout sous forme de psaumes, ce qui illustre leur importance et leur prédominance sur la place de la prière personnelle, qui est ici minorée. Cependant, si la prière devient rapidement une pénitence habituelle et normative, ce n’est qu’au titre de peine de substitution. Le catalogue des péchés et de leurs sanctions ne constitue pas la totalité du dispositif pénitentiel, mais sa partie la plus marquante. Elle concerne en Gaule un courant du monachisme mérovingien1, encore désordonné, et prêtant ainsi le flanc aux conceptions littérales de l’ascèse, volontiers corporelle.

Désordres monastiques:

Des conflits surgissent parfois entre la communauté monastique et l’abbé, traduisant des stratégies de résistance et d’opposition collective face à l‘autorité hiérarchique. Les stratégies de négociation mises en place pour retrouver l‘équilibre nécessaire à la vie monastique aboutissent parfois à des impasses. Ces phénomènes accidentels ne sont pas rares. Les sources hagiographiques regorgent de telles situations. Au VI e siècle, l’abbé Germer est mal accueilli par les moines de Pental. L’un d’eux aurait planté un couteau dans son lit pour qu’il se blesse lorsqu’il viendrait se recoucher après l’office de nuit. Ainsi, il finit par abandonner sa charge et se retire dans une grotte. Ici, le rapport de force tourne à l‘avantage de la communauté, contrairement à l‘impression biaisée que donne la lecture des législations, au sein desquelles l’abbé semble toujours intouchable et omnipotent. Les rapports agonistiques entre l’abbé et la communauté sont donc ouverts à la négociation, étant donné la relative équivalence de poids des parties. Autre exemple, Philibert, abbé du monastère de Rebais, impose une discipline trop exigeante à sa communauté monastique. Il doit finalement abandonner sa place et se retirer.

De même, Austreberte, abbesse de Jumièges2au milieu du VIIe siècle, impose une discipline ascétique qui finit par lui aliéner une partie de la communauté, si bien qu‘elle doit quitter le monastère avec 25 moniales, et part s‘installer au monastère de Pavilly, au nord-ouest de Rouen.3 Ce refus des ascèses trop exigeantes, perçu au travers de ces exemples, peut trouver une explication dans le fait qu’une bonne part des candidats au monachisme le sont pour des raisons intéressées, sans parler des oblats et des relégations forcées. La vocation monastique, en effet, est presque une notion anachronique4 qu’il convient de mettre entre parenthèses.

D’autre part, les problèmes récurrents d’autorité de l’abbé ou de l’abbesse sont perceptibles au travers de plusieurs détails. On peut par exemple douter de l’exercice efficace d’une autorité directe concernant la moniale Eusébie, qui succède à l’âge de douze ans à la fondatrice de Hamage, Gertrude5.

Quant à certains abbés, ils manquent d’autorité, comme Romain au VI e siècle.

La plupart du temps, les cas de désobéissance sont individuels. Ainsi, par exemple,

Leubovère, l’abbesse qui succède à Radegonde à sainte Croix, se voit opposer deux moniales révoltées, Chrodielde et Basine6.

Tous ces désordres monastiques induisent un climat régulièrement conflictuel entre l’abbé et la communauté, contrairement à l’image qu’en donnent les normes monastiques. La législation conciliaire se fait l’écho indirect de ces réalités implicites, qui nécessitent un constant rééquilibrage du pouvoir hiérarchique de l’abbé. Outre les stratégies de négociation qui s’avèrent constantes, la garantie de l’autorité abbatiale passe par l’établissement idéal d’un véritable système panoptique qui concerne avant tout, mais pas exclusivement, les monastères de Gaule septentrionale s’inspirnt de la norme colombanienne.

L’idéal panoptique.

Les règles monastiques qui s’appliquent en Gaule en s’inspirant du modèle celtique des pénitentiels7 ne se contentent pas de pénaliser l’inobservance des ordres de l’abbé, mais élargissent la sanction au domaine de la « qualité » de l’observance. En d’autres termes, il s’agit désormais non pas simplement de punir selon le « fait » ou le « non fait », mais selon le « bien fait » ou le « mal fait ».

Ces coutumes monastiques « élargissent le champ de l’illicite »1 en sanctionnant non pas simplement les manquements au préceptes spirituels et ascétiques, mais aussi aux atteintes potentielles à l’ordre du groupe. De ce fait, il apparaît nettement que la cohésion du groupe constitue un enjeu majeur pour le bon fonctionnement du monastère, et la délation des fautes du voisin est encouragée. D’autre part, les règles ne se contentent pas de punir des agissements tangibles, elles élargissent leur champ d’action au domaine de la pensée. Dans cette perspective, la répréhension de la pensée, au travers de l’obligation de confesser ses fautes et ses mauvaises pensées, nous apparaît comme une manifestation concrète de la construction d’un système panoptique2 .

En « pénalisant le domaine de l’invisible »3 (la pensée, l’intension et non pas simplement les actes), elles établissent une véritable « économie du châtiment »4 .

De même, la radicalisation pénaliste des coutumes monastiques qui s’inspirent des modèles culturels de l’ascétisme celtique débouche sur l’émergence progressive d’infra-pénalités et de micro-pénalités trahissant une dérive tatillonne étrangère à la signification spirituelle et profonde du comportement monastique.

-Le contre modèle bénédictin:

Bien que l’idéal panoptique semble constituer un phénomène qui transcende les clivages entre règles du fait de sa vocation à renforcer l’autorité de l’abbé, préoccupation présente au sein de tous les monastères, il convient, malgré la dimension également panoptique du monachisme d’inspiration bénédictine, de relever les points de divergence avec ce principe.

La règle bénédictine promeut une ascèse thérapeutique et prophylactique. L’abbé apparaît comme un « médecin des âmes »1.

Ainsi « Aussi doit-il utiliser de tous les moyens comme un médecin sagace».2

De fait, la dimension pédagogique des sanctions bénédictines3 s’éloigne de la conception pavlovienne (action-réaction) des sanctions colombaniennes. La réaction pour fautes de Benoît est bien plus souple que celle préconisée par Colomban: elle est progressive et non mécanique. Ainsi, le moine contrevenant est dans un premier temps averti en privé. S’il ne s’amende pas, il reçoit un second avertissement privé. La troisième fois, l’avertissement devient public. Si encore le moine récidive, alors advient l’excommunication. Cependant, l’abbé est autorisé à le châtier corporellement en guise de substitution.4

S’il apparaît clairement que la conception bénédictine du châtiment monastique représente une révolution ascétique d’ordre pédagogique au sein du monachisme gaulois du VIIe siècle, la base philosophique sur laquelle la règle bénédictine s’appuie provient des comportements ascétiques issus de la règle du Maître. Ceux-ci dérivent tous du devoir d’obéissance et de la subordination hiérarchique du moine face à l’abbé. On y perçoit clairement l‘influence éthique qu‘ils exercent sur la norme bénédictine:

1- crainte de Dieu et de la Géhenne.

2-ne pas aimer sa volonté

3-soumission au supérieur

4-obéir aux injustices

5-confesser à l’abbé ses mauvaises actions comme ses mauvaises pensées

6-se juger indigne de tout

7-croire n’être qu’un ver et non un être humain

8-ne faire que ce qu’ordonne la règle et le supérieur

9-attendre pour parler d’être interrogé

10-être peu enclin à rire

11-parler doucement avec gravité

12-manifester son humilité jusque dans la posture du corps, et se croire coupable à tout instant.1

L’équilibre et la modération de l’ascétisme bénédictin réside dans l’équivalence de la dimension spirituelle et corporelle des comportements ascétiques qu’il préconise: aux trois exercices génériques de la vie spirituelle2 correspondent trois exercices corporels génériques: le travail manuel, les veilles et les jeûnes.

-Le zèle ascétique.

Contrairement aux déficits ascétiques, certains comportements obéissent à un véritable volontarisme, parfois excessif.

Les vitae fournissent de nombreux exemples de manifestations de ce volontarisme ascétique. La vita Radegundis fournit un support exemplaire sur lequel les moniales sont invitées à s’inspirer. Ainsi, « Elle se châtiait elle-même lorsqu’elle n’accomplissait une bonne œuvre qu’après une autre; aussi à son tour balayait-elle les places et même les recoins des monastères ».3 Ce passage soulève une question qu’il nous serait difficile de traiter de manière péremptoire: la question de la compétitivité des moniales4 dans l’ascèse. Autrement dit, l’ascèse monastique a-t-elle un caractère agonistique? S’il nous serait aisé de répondre par l’affirmative concernant l’époque des premiers ascètes orientaux qui se livraient à de véritables « concours d’ascétisme »5 , il nous faut être plus prudents à propos du haut Moyen Âge en Gaule. En effet, si la compétitivité, ou du moins les combats de zèle ascétique sont clairement avérés à l’époque mérovingienne comme à l’époque carolingienne, dans les monastères de moines comme dans ceux des moniales, les règles monastiques limitent cette dérive et la stigmatisent comme une faute méritant sanction. D’autre part l’institution cénobitique, contrairement à l’érémitisme, transforme l’ascétisme individuel en ascétisme collectif, ce qui limite les conditions contextuelles propices à ce genre de dérive. Peut-être pourrions-nous, à partir de ces constatations, avancer un postulat: les traces potentielles d’un caractère agonistique de l’ascétisme au sein des monastères serait, sinon un atavisme, du moins un stigmate ou une résurgence de la tonalité érémitique dont le cénobitisme essaie de s’expurger.

Pour les moniales, l’ascèse consiste parfois simplement dans les tâches ménagères, aussi répugnantes soient-elles. Ainsi, concernant Radegonde, « nettoyer aussi le lieu secret, c’est une œuvre à laquelle sans tarder elle s’employait: elle supportait la puanteur des excréments et se serait crue inférieure à elle-même si elle ne s’était pas ennoblie par la bassesse du service »1.

Les conciles, symptômes juridiques des déficits ascétiques.

Contrairement aux conciles carolingiens, les conciles mérovingiens ont une tonalité spirituelle très discrète. Ils revêtent un caractère pragmatique et disciplinaire induisant la difficulté de faire accepter nombre de comportements ascétiques2. Ainsi, nombre de moines quittent le monastères afin de se mêler d’affaires séculières3 , d’autres se marient4, forniquent régulièrement (pas toujours avec le sexe opposé) ou volent5.

D’autre part, le développement des fondations monastiques sous les mérovingiens pose beaucoup de problèmes de discipline, mais aussi de possession, et de juridiction sur lesquels se penchent les conciles.

Devenir moine, au début de l’époque mérovingienne, est un moyen d’échapper à la mise en esclavage1.

Lors du concile d’Orléans (511), les canons 4, 19 et 25 s’occupent des rapports entre les abbés et les moines. Le canon 19 donne tout pouvoir aux évêques sur les abbés, et à ceux-ci sur les moines. Le concile s’occupe aussi de la fixation des moines(c19 et 22), répondant à un contexte d’abus. En effet, il n’était alors pas rare que les moines quittaient le cloître pour se marier, pour régler des affaires séculières en usant de leurs biens temporels, d’autres changeaient régulièrement de monastère, ou se construisaient des cellules. Ainsi, St Avit, St Victor et St Calxis, initialement installés à l’abbaye de Micy1, passent régulièrement d’un monastère à l’autre et se retirent dans des huttes. Ce sont ces genres de pratiques que le concile cherche à endiguer, tout en amalgamant de la sorte la pratique de la peregrinatio comme ascèse sincère et les simples fugues pour toutes sortes de motifs. Le concile fixe la durée du carême à 40 jours (c 24)2.

Le concile d’Epaone (517) confirme la volonté d’affermir l’autorité des évêques sur le clergé régulier. Il précise que l’autorisation de l’évêque est nécessaire aux abbés pour les ventes de biens ou les affranchissements d’esclaves (C 8). Le concile s’oppose au cumul de deux monastères par un seul abbé. D’autre part il formule l’interdiction aux moines d’ériger des cellules particulières sans l’autorisation de l’évêque (c 10).

Des pénitents sont envoyés dans les monastères comme l’évêque de Rietz condamné pour mœurs dépravées lors du concile de Marseille (533).

De nombreux cas d’homosexualité sont attestés dans les monastères mérovingiens comme le prouve l’interdiction, lors du concile de Tours (567), pour chaque moine d’en accueillir un autre dans son lit (c 15)

L’interdiction de vagabondage est récurrente.

Elle induit la grande porosité de la clôture mérovingienne. Le quatrième concile d’Orléans (541) (c 11) stipule que les abbés et les monastères qui reçoivent un don ne peuvent en disposer ou l’aliéner qu’avec la signature de l’évêque. Le canon 21 du concile d’Orléans de 511 interdit le mariage pour les moines, ce qui induit l‘occurrence relativement fréquente de tels cas. Cette interdiction est réitérée au concile de Tours (567) sous peine d’excommunication (c16). Le canon 17 inflige la peine d’excommunication pour l’abbé qui tolère les visites féminines dans le monastère. On remarque que son statut de responsabilité prend consistance. Le canon 15, en prescrivant usage du dortoir surveillé par l‘abbé ou le prévôt, laisse paraître une inflexion panoptique et induit l’existence de pratiques homosexuelles. Le canon 18 prescrit en détail tous les jeûnes auxquels les moines sont astreints: trois jours de jeûne par semaine en période de carême, une semaine entière de jeûne après la Pentecôte puis trois jours par semaine1 jusqu’au 1er août. Durant tout le mois d’août et de Noël à l’Épiphanie, les moines ont droit à un prandium2 à l’exception des trois jours de janvier ou sont récitées des litanies particulières pour combattre les coutumes païennes. Ce canon illustre le fait que l’ascèse monastique gauloise est rythmée par le calendrier et les fêtes religieuses. Elle s’ancre et fluctue donc dans le temps. Les monastères deviennent au 7e s des points d’appui des seigneuries aristocratiques. Les conciles reflètent l’effort de l’épiscopat pour conserver son contrôle sur les monastères qui se créent en empêchant les fondations sans son autorisation. A partir de Dagobert beaucoup de conciles concernent les monastères soit pour des fondations soit pour des octrois ou des confirmations de privilèges. Le concile de Chalon sur Saone (647) interdit à un juge civil d’intervenir sans autorisation dans un monastère. Il ne peut pas y avoir deux abbés dans un même monastère (c 12), ce qui induit l‘existence conjoncturelle d’une telle pratique. Le concile d’Autun (663) insiste sur la discipline monastique. La règle bénédictine prévaut sur celle de Colomban. On y prescrit la pauvreté en interdisant la pratique du pécul, en recommandant la frugalité, la charité, l’assiduité à la prière, le port du vêtement monacal, l’obéissance à l’abbé (c 8). On y réitère l’interdiction des visites féminines et l’adhésion des moines à des confréries ou à des sociétés quelconques. On réitère la condamnation des moines itinérants (c 6). Le concile de st Jean de Losne (673) sanctionne du cloître les veuves consacrées à Dieu vivant librement ne gardant pas la chasteté (c 13). En 626, le concile de Mâcon est convoqué pour trancher dans une discussion entre l’abbé Eustache et le moine Agrestius qui réclame l’abolition à Luxeuil de la règle de Colomban, ce qui suggère l‘occurrence de rapports de force entre moines et abbés contrevenant à la vertu d‘obéissance, constamment répétée par les normes monastiques. Le concile tranche en faveur de l’abbé et conserve à l’abbaye la règle de Colomban. Lors du concile de Clichy (636) Dagobert accorde un privilège à l’abbaye de Rebais. Le concile est réuni afin de donner un abbé au monastère. Agil est nommé, à la suite de quoi le privilège lui est concédé. A l’époque mérovingienne 23 canons dans 13 conciles concernent les abbés. 29 canons dans 13 conciles concernent les moines, les moniales ou des monastères.

Les conciles essaient de mettre un terme au climat d’anarchie comme il a été vu avant tout en s’élevant contre les procédés individualistes et en obligeant les moines à se fixer (Epaone (517) c 10, Orléans (511) c 22), en exigeant l’autorisation de l’évêque ou de l’abbé pour les fondations de monastères ou pour le déplacement des moines. L’interdiction faite aux moines de se déplacer sans l’autorisation de l’abbé ou de l’évêque est renouvelée par le concile de Tours (567) (c16) , le concile d’Autun (663) (c6), le concile de st Jean de Losne (673-675) (c19) en augmentant les sanctions pour en obtenir une observance plus efficace. Ainsi, alors qu’en 511 le concile d’Orléans (c19) se contentait de châtier le moine ramené de force, le concile de st Jean de Losne prononce l’excommunication du coupable. Pour l’abbé les absences sont autorisées si elles ne sont pas trop longues (concile d’Arles 554) (c 3). En principe l’abbé est élu par les moines avec l’approbation de l’évêque conformément à la prescription de la norme bénédictine. L’évêque est l’administrateur des biens conventuels1 . Les abbés méprisant les ordonnances épiscopales sont excommuniés2 . L’évêque peut démettre les abbés défaillants3. Aucun bien monastique ne peut être aliéné sans l’autorisation de l’évêque4.

Au-delà de toutes les variétés de règles et de coutumes divergentes qui s’appliquent en Gaule, l’ascèse prescrite par les conciles est la seule qui puisse être légalement exigée au sein de tous les monastères du Regnum Francorum:

Elle prescrit quelques principes ascétiques de base afin d’être au moins suivis par tous les monastères:

-obéissance1.

-Pauvreté (abandon des biens propres)2 , pas de chaussures3.

-chasteté, continence, célibat4.

C’est-ce petit dénominateur commun, du moins en théorie, qui fédère tous les comportements ascétiques gaulois, au-delà de la diversité des normes et des coutumes auxquelles chaque monastère se rattache.

Le concile de Tours (567) prescrit au juge de casser les unions des moines qui se marient. La règle bénédictine est rendue obligatoire par le concile d’Autun (663-670) en Bourgogne, ce qui préfigure l’imposition ultérieure à toute la Gaule au VIIIe siècle.

Quand les moines passent à l’état clérical, des modifications adviennent. La part du travail manuel diminue, et le temps d’ascèse est consacré pour l’office divin et la liturgie. Le concile de Tours est l’un des plus important concernant les réglements monastiques.

Il réorganise les monastères: interdiction des chambres isolées ou à deux, obligation du dortoir sous surveillance de l’abbé ou du prévôt (c14) conformément aux diverses prescriptions normatives, perpétuité des vœux, interdiction des visites féminines, réglementation du jeûne. Il fixe la liturgie monastique et notamment l’usage des matines en donnant le nombre de chants et de psaumes qu’il faut réciter chaque mois de l’année. A partir de Dagobert les dotations aux monastères5 sont souvent entérinées par les conciles. Progressivement, les abbés sont de plus en plus nommés par le roi. Au 7e siècle, la tendance est à l’accroissement de puissance et de richesse des monastères ce qui entraîne corrélativement des indices de déficit des comportements ascétiques6. On achète désormais l’abbatiat et le concile de Paris (614 c11) prend des mesures contre la simonie des abbés. On empiète sur les droits du clergé séculier et le même concile (c6) doit interdire aux monastères d’administrer les baptêmes et de célébrer les enterrements. Il est encore admis au 6e siècle que les femmes puissent prendre le voile à domicile (Epaone 517 c20). Mais elles doivent observer la chasteté sous peine d’être enfermées dans un monastère (Chalon 647 c13). Les femmes peuvent échapper au mariage forcé en demandant asile dans un monastère.(Tours 567 c 20). La sévérité s’accentue entre le quatrième concile d’Orléans (549 c19) qui admet de nouveau à la communion la moniale mariée dès qu’elle se sépare de son mari et le concile de Mâcon (581 c12) qui l’excommunie à vie. Le concile de Lyon (581 c3) excommunie jusqu’à leur retour les moniales qui abandonnent leur couvent. Plus sévère, le concile de Paris (614), les excommunie jusqu’à leur mort. L’entrée des monastères féminins est interdite aux hommes sauf pour ceux d’un âge avancé (c de Mâcon 581), mais ils ne peuvent s’entretenir avec les moniales qu’en public au parloir. Dans les monastères féminins la discipline paraît bien plus difficile à maintenir que dans les monastères masculins du fait du très grand nombre de vocations forcées. Les conciles de Poitiers et de Metz témoignent des énormes difficultés à maintenir non seulement la règle mais même une discipline morale dans les couvents de femmes. Un tiers du sol de Gaule appartient aux églises et aux monastères à la fin du VIIe siècle.

Structure des règles monastiques1.

Outre les législations bénédictine et colombanienne qui s’appliquent majoritairement dans le Regnum Francorum, nous pouvons dénombrer une trentaine de règles qui influencent directement ou indirectement le monachisme gaulois. Benoît d’Aniane les compile dans son Codex regularum (817). Les deux plus anciennes, celle de Basile et celle de Pacôme, ne sont pas latines. Elles ont étés introduites dans le monachisme occidental par les traductions de Rufin et de Jérôme vers 400. Comme il a été vu précédemment, aucune règle appliquée au sein des monastères gaulois n’est authentiquement pure. Toutes constituées de diverses influences normatives, elles forment un corpus hétéroclite: la regula mixta.

Dans un souci d’exhaustivité, il convient d’aborder la filiation littéraire à laquelle elles se rattachent.

-Huit générations de règles:

On peut dénombrer huit générations de règles qui, directement ou indirectement influencent le monachisme gaulois avant les capitulaires de 817 imposant la règle bénédictine à tous les monastères:

A l’origine se trouvent vers l’an 400 les trois règles mères de Pacôme, de Basile et d’Augustin 1.

La seconde génération est constituée par Cassien et par la règle des quatre Pères. Les institutions de Cassien ne décrivent les cénobites orientaux qu’en vue de réformer sur leur modèle ceux d’Occident. Écrivant vers 420, Cassien dépend surtout de Pacôme, mais aussi de Basile. Quant aux quatre Pères2, leur œuvre présente quelques parallèles avec Augustin, Pacôme et Cassien. Cette règle remonte à la première moitié du cinquième siècle.

A la génération suivante on trouve la seconde règle des Pères que l’on peut dater des années 450-475.

La quatrième génération comprend deux œuvres de grande importance: la règle du Maître écrite en Italie dans le premier quart du 6e siècle et la règle de Césaire pour les Vierges d’Arles, achevée dans le premier tiers du 6e siècle. Le maître dépend surtout de Cassien, ensuite de Basile. Césaire, lui, se rattache à Augustin et emprunte à peine à pachôme, à Cassien et à la seconde Règle des Pères. Du même Césaire on a aussi une courte règle pour moines, qui est un résumé de sa règle des vierges, avec quelques développements nouveaux. On peut encore rattacher à cette génération deux règles dont la date est difficile à préciser: la regula Orientalis, compilation de Pacôme et de la seconde règle des Pères, et la petite règle de Macaire, qui est attestée en Gaule au début du 6e siècle.

A la 5e génération, au milieu du VIe siècle, on trouve les continuateurs du Maître et de Césaire, soit la règle bénédictine qui va progressivement s’imposer seule, et la règle d’Aurélien pour les moines et les vierges.

La sixième génération1 donne naissance à la règle de Tarnant, à celle de Ferréol et à celle de Paul et Etienne.

La septième génération donne naissance à la règle de Colomban (dont on a mesuré l’importance en Gaule septentrionale au VIIe siècle

Enfin, la huitième génération est marquée par la règle de Walbert.

La présentation et le ton des diverses sources législatives sont très divers. Certaines règles sont absolument impersonnelles (Pacôme), d’autres se présentent comme l’œuvre d’un législateur inspiré (le Maître) ou d’un fondateur (Césaire, Aurélien). D’autres encore se présentent comme le procès-verbal d’une réunion de supérieurs (règles des Pères). Leur contenu est très variable. Sur 203 questions et réponses de Basile, beaucoup ne regardent pas la vie commune, mais le progrès spirituel des individus ou l’interprétation de l’Écriture, tandis que la règle de Pacôme n’est qu’une suite de règlements très secs qui ne font aucune place à la spiritualité et à l’exégèse.

Aussi différentes que soient ces règles, elles n’en constituent pas moins un ensemble compact. Elles sont en effet étroitement liées les unes aux autres, non seulement par leur propos commun de régler la vie cénobitique de moines chrétiens, mais aussi par un réseau de relations littéraires. Mises à part les trois premières législations (Pacôme, Basile, Augustin) qui paraissent complètement indépendantes, tous les auteurs ultérieurs emprunte à un ou plusieurs de leurs prédécesseurs. Ce phénomène capital de l’emprunt est sans doute le caractère le plus frappant de toute ces normes monastiques. C’est une habitude littéraire propre au Moyen Âge: régulièrement, les auteurs reprennent littéralement à leur compte des extraits de texte de leurs devanciers. Ainsi, pouvons-nous établir un parallèle avec les législations conciliaires, qui réemploient régulièrement les canons des conciles antérieurs.

Structurellement, aucun plan type n’est clairement identifiable. La règle de Pacôme, comme on vient de le voir, n’a aucun ordre. Elle est composée par une suite d’idées présentées sans le moindre plan. A partir du VI e siècle, un effort d’organisation est identifiable dans la rédaction des normes. La règle bénédictine est ici emblématique. Peut-être pouvons-nous nous permettre d’avancer que l’effort d’organisation qui en émane présente le même caractère que l’effort d’organisation politique carolingien, ce qui n’est pas pour rien dans le choix de la règle bénédictine pour réformer le monachisme occidental.

Concernant la paternité des différentes législations, certaines utilisent des noms orientaux1 alors qu’elles émanent d’auteurs occidentaux. Ce détail confirme au sein des consciences de l’époque la prééminence culturelle du monde oriental sur un Occident complexé.

Toutes ces règles sont engendrées par d’autres règles dont elles reprennent, interprètent, complètent ou épurent le contenu. L’emprunt, la compilation et le mélange sont donc les trois opérations qui définissent la constitution des règles. Celles qui sont appliquées au sein des monastères mérovingiens sont donc, comme on l’a vu précédemment, foncièrement hybrides.

Concernant leur longueur, celle-ci varie tant qu’il serait hasardeux de tenter d’établir une moyenne approximative. Les premières règles latines ont des dimensions très réduites, qui ne dépassent généralement pas quatre pages. Ainsi en va-t-il de l’ordo monasterii et du praeceptum d’Augustin. Il existe aussi bien des règles minuscules que des règles d’une importante longueur, comme la « législation géante » du Maître2. C’est à partir du début du VI e siècle que le format change brusquement, prenant de très grandes proportions chez Eugippe, Benoît ou le Maître. La règle bénédictine, qui s’impose officieusement au monachisme mérovingien puis officiellement au monachisme carolingien, est l’une des plus longues. Seules celle de Basile et du Maître la dépassent.

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l'ascétisme monastique au haut Moyen Âge. Pierre-André Bizien
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